Le dernier livre publié en français avant la mort de Paul Auster le 30 avril dernier, Baumgartner, a certes été écrit par l’écrivain à la carrière magistrale qu’on lui connaît, mais aussi par un homme sur qui pesait la menace de la disparition proche ressentie par toute personne atteinte d’un cancer ainsi qu’une conscience aiguisée de la finitude. Baumgartner est un professeur de philosophie, brillant rédacteur d’essais forts savants, dont la femme, je devrais surtout dire le grand amour, est morte noyée il y a environ une dizaine d’années. Après un trou d’air de plusieurs mois, Baumgartner semble vivre quasi normalement ou en tout cas donne le change, malgré la douleur causée par cette « personne fantôme » qui le fait souffrir alors qu’elle n’est plus là, à l’image du syndrome des membres amputés, des membres fantômes, que notre professeur s’est mis à étudier avec passion, et qui font atrocement mal à ceux qu’ils n’habitent pourtant plus.
Alors quand au cours d’une matinée un peu particulière remplie de ces petites catastrophes domestiques qui font d’une journée un moment à oublier, Baumgartner prend soudain conscience qu’il doit enclencher une nouvelle phase de sa vie et qu’il peut à partir de la perte et en prenant en quelque sorte appui sur elle, continuer à avancer. C’est avec une ouverture magistrale (le premier chapitre) que Paul Auster commence ce récit, le récit d’une magnifique histoire d’amour entre Sy Baumgartner et Anna, l’écrivaine dont la présence/absence envahit encore spatialement et phoniquement l’appartement au travers de ses objets, ses manuscrits, son bureau. Si la scène d’ouverture raconte de façon sensible et émouvante les premiers indices de la dégradation d’un homme vieillissant, elle se présente également par sa succession de rebondissements et de bifurcations comme une très belle métaphore de la vie ou du processus mémoriel qui la sous-tend.
« Des signes de vie, ou du moins en apparence, qui avaient encouragé ses amis à croire que Baumgartner avait trouvé un moyen de continuer sa route sans Anna. Même lui tend à y croire la plupart du temps, mais c’est seulement parce que les membres artificiels qu’il a attachés à son corps sans bras ni jambes lui sont devenus si familier qu’il remarque à peine leur présence. Malgré leur efficacité, toutefois, et toute l’aise qu’ils lui fournissent dans son affliction, ces appendices de titane sont morts et n’éprouvent rien. Baumgartner continue à sentir, aimer, désirer, à vouloir vivre, mais son intériorité la plus intime est morte. Il le sait depuis dix ans, et durant ces dix ans il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas le savoir. »
─ Paul Auster, Baumgartner
Mais Paul Auster est un virtuose de la plume et le livre propose bien des sentiers de lecture. Évidemment le plus intuitif et déjà très attachant, c’est celui d’un homme construit par un amour indéfectible et qui attaque la dernière partie de sa vie ; il comprend qu’il va enfin pouvoir, autorisé par celle dont la mort le hante depuis dix ans, faire confiance à la vie, envisager une nouvelle union ou consacrer son temps à faire éditer les poèmes que son épouse écrivit toute sa vie sans jamais avoir eu le temps de les publier. Dans cette version nous suivons un Baumgartner attendri et ébloui, revenant grâce à sa lecture des manuscrits d’Anna sur leurs premières années, leurs premiers émois, leur rencontre. Auster sait à merveille entrelacer les récits comme on tisserait une tapisserie de soie et nous livrer une réflexion puissante sur le deuil et la perte. Nous l’accompagnons ainsi pour une ballade dans le Paris de sa jeunesse et l’univers intellectuel qui fût toujours le sien, émaillant d’indices biographiques réels la vie de ce dernier double de papier qui a nom Baumgartner .
Mais je veux croire Auster encore plus fort et j’entrevois en Baumgartner tout à la fois une sorte de double de Auster (qui souffre par ce qu’il sait qu’il sera bientôt séparé de sa femme par la maladie et la mort qui rode comme le professeur l’est déjà de son épouse) mais aussi un second double, le double par anticipation de sa femme réelle Siri Hustvedt peut-être bientôt veuve, et de la souffrance qu’elle va devoir connaître et affronter. Le récit se déplace alors étrangement vers un autre espace littéraire, vers quelque chose comme une consolation à la manière dont les antiques en écrivaient. Nous pourrions y apercevoir l’histoire d’une brillante professeur, ce qu’est Siri Hustvedt à l’instar de Baumgartner, dont la différence d’âge d’avec Auster laisse espérer qu’elle vivra encore longtemps et qu’il voudrait pouvoir imaginer dans leur maison (celle de Brooklyn dans laquelle Auster s’est éteint ?), quelques années après sa mort. Auster/Baumgartner écrivain laisse alors un magnifique testament à Baumgartner/Hustvedt celui de la possibilité d’une dernière page de vie qui ne reniera rien d’une histoire d’amour qu’ils savent tous deux exceptionnelle et unique, mais qui n’exclura pas qu’autre chose advienne, enthousiasmant et pourquoi pas heureux.
Et tout prend bigrement sens. Car Baumgartner voit clairement que ce qui importe désormais, c’est de-préserver au-delà de la personne qui fût si essentielle pour lui, l’autrice et son œuvre. Il sait que la femme qu’il a aimée est totalement débordée par l’écrivaine dont il doit assurer à n’importe quel prix la pérennité. Alors comme l’écrit Auster dans la dernière phrase du roman, « le dernier chapitre de la saga de S.T. Baumgartner débute« . Avoir fait de deux vies entrecroisées, deux œuvres littéraires majeures dont Paul Auster disait que celle de son épouse était de loin beaucoup plus fondamentale que la sienne, voilà leur histoire. Et comme les amateurs d’anagrammes signifiantes l’ont avec brio fait remarquer, seul Paul Auster nous a quittés, PAS L’AUTEUR !