[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l existe un endroit qu’on nomme Point du Jour.
Une ville à moitié dévorée par les eaux où l’on circule en barge et à vélo, en rampant dans les souterrains ; où l’on s’enfuit plus que de mesure, où l’on se perd et où le claquement brusque d’une Winchester rythme la nuit.
À Point du Jour, on gagne ou l’on perd son nom au gré d’une rencontre gouailleuse. On se nomme Ishmaël, mettons, lorsqu’on raconte aux hommes cétacés d’anciennes histoires de chasseuses robotisées.
À Point du Jour, on a retrouvé le sens des sociétés animales. Que l’on soit araignées scotchées deux à deux, rats à vivre en fonction de statistiques ou lombrics à ramper dans les tunnels. Quand l’accident arrive, ou l’appel de l’ailleurs, on brûle les restes de sa vie passée et on se lance dans l’errance des sans-tribu.
À Point du Jour, on explore les possibles poétiques des histoires que l’on se raconte ivres dans une chambre du fameux Heartbreak Hotel. On y entend les échos de ses propres exploits, déformés de bouche en bouche.
Il existe un livre qu’on nomme Point du Jour. Il y a un hippocampe sur la couverture. Ça n’a rien à voir, mais en fait si.
On le pense résultat des travaux de Léo Henry et de Stéphane Perger, mais qui peut dire si les légendes naissent de la plume de ceux qui les rapportent, de ceux qui les enluminent, ou de ceux qui finiront bien par les vivre un jour ? Au fil de dix nouvelles, on y suit les parcours de Gin, d’Ishmaël, de Double Brasse, de Bobi, d’une postière et d’un bestiaire humain des plus exhaustifs, tous courant, bruissant, fouissant dans les traboules et les chatières de Point du Jour.
« En partant de là-bas, j’ai découvert une chose terrible […] J’ai réalisé qu’apprendre, ce n’est pas faire le tour d’un pays gigantesque. C’est plutôt voir grandir sans fin le champ de l’ignorance.
J’ai compris, par le dedans, combien le monde est vaste, et je ne suis pas assez forte pour contenir cela »,
proclame Marie-Jeanne à son mari, après son retour d’errance. Il n’existe pas de carte de Point du Jour. Elle ne serait pas assez grande pour la contenir et ne rendrait pas compte de ce que l’on pourrait trouver au gré des errances.
Et si le livre est une invitation à la découverte, nulle vérité ne sourdra de ses pages, récolement de souvenirs, d’impressions sur un lieu insaisissable – mais, après tout, une ville n’est-elle pas une somme de fictions potentielles et palpables ?
Dans Point du Jour, donc, on s’y perd avec délice, on interprète ce qui s’y vit et on s’interroge sur ce qui a pu amener le monde à adopter cette forme. On se questionne sur le sens des mots et des destins. On s’y attache aussi ; chaque rencontre, chaque personnage qui se présente au lecteur exerçant son potentiel de fascination, relation puissante qui se brise à une croisée de chemins. Une expérience, rien de moins, qui se poursuit loin après le livre, contamine les songes et remue les tripes.
« Il y a un soulagement dans la frénésie du public. La certitude d’une fin toute proche. Bientôt, ils possèderont le récit en entier, pourront le compléter librement, ne devront rien de plus aux goûts du narrateur.
Une fois l’histoire achevée, ils pourront la balancer ou la garder dans un coin pour y revenir plus tard.
Passer à autre chose. »
… et c’est ainsi qu’Ishmaël s’apprête à conclure son histoire. Et c’est sur cette impression que nous terminerons cette chronique en espérant qu’elle aura allumé en vous le désir de visiter Point du Jour.
Point du Jour de Léo Henry
illustré par Stéphane Perger – Éditions Scylla – Juin 2017