LA CHRONIQUE
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La lecture du nouveau roman de Sarah Chiche,Saturne, s’apparente à une traversée. Une traversée dans la psyché d’un être qui doit affronter le deuil. Une traversée entre le monde des morts et celui des vivants. En effet, alors que la narratrice n’a que quinze mois, cette dernière perd son père. Comment se construit-on en l’absence du père ? Comment apprend-on à faire face au poids de son héritage familial ? Mais aussi comment affronte-t-on la mélancolie et la dévastation amoureuse ? Autant d’interrogations que va devoir affronter la narratrice.
L’histoire des êtres et des sentiments se mêle ici à la grande Histoire, l’époque notamment de la guerre d’Algérie, pour exprimer la fragilité de nos existences et la blessure que constitue toute perte. La narratrice va chercher à se reconstruire en apprenant à nommer et à renommer le monde et son entourage. L’écriture de Sarah Chiche cherche à saisir en un paragraphe ou en une phrase la vérité d’un instant, à l’image des chapitres parfois très courts, pareils à des fragments poétiques. Pour mieux saisir la beauté tragique et joyeuse du monde.
Saturne baigne dans cette écriture mélancolique si propre à l’univers de Sarah Chiche. C’est autant un texte sur le deuil que sur l’exploration sombre et lumineuse d’une femme qui traverse la langue autant qu’elle est traversée par elle. Avec ce nouveau roman, qui fonctionne comme un miroir, le lecteur retrouve ses propres fêlures pour mieux affronter « ce métier de vivre » : il fait lui-même cette traversée et s’en trouve métamorphosé.
L’ENTRETIEN
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Lorsqu’on referme Saturne, on a l’étrange impression de retrouver des personnages dont on avait déjà entendu parler dans Les Enténébrés, tel que le personnage d’Eve ou la narratrice. Avez-vous envisagé ce nouveau roman comme un diptyque ? Comme le deuxième volet d’une histoire de fantômes ?
Non, certainement pas. Ce sont deux livres différents dont les contraintes formelles et les enjeux sont tout à fait distincts. Les Enténébrés est un puzzle, une juxtaposition de différentes temporalités, sur la transmission du mal et les différentes formes de bien (amour maternel, amour filial, amour passion vs amour apollinien, amour pour le monde) qu’on peut réussir ou non à lui opposer. Saturne gravite autour de la question de nos deuils et nos mondes perdus : deuil de l’enfance, deuil des fictions que l’on se raconte sur nos parents pour pouvoir continuer à les aimer, deuil du frère idéal, deuil impossible d’un père toujours déjà perdu, deuil de la toute-puissance de la médecine qui ne réussira pas même à soigner le fils d’une famille de grands médecins, deuil d’un pays, l’Algérie, quitté au beau milieu d’une guerre qui n’a jamais voulu dire son nom… Cependant, il est exact que, comme dans les histoires de fantômes, les miroirs font passer d’un monde à l’autre. On peut donc, au détour d’une page du milieu de la première partie, se retrouver dans les reliques d’un monde entrevu, par un tout autre bord, dans Les Enténébrés.
Pour Les Enténébrés, vous aviez le titre avant de commencer l’écriture. Il provenait du roman d’Elfride Jelinek, La pianiste : « Mon père est mort à l’asile de Steinhof, tout enténébré ». Était-ce la même chose pour Saturne ? Le titre a-t-il précédé l’écriture du roman ?
Pour Saturne, le titre a précédé tous les autres livres, mais sans que je le sache, et quand je l’ai trouvé, au moment où il a été contesté que l’on allonge le nombre de jours de congés des parents endeuillés, au nom d’une croyance dégoulinante de bons sentiments en la résilience et en nos capacités à « faire notre deuil » (expression atroce s’il en est) mais surtout d’une préférence pour le retour rapide au travail et donc à une vie «active », « performante » et « normale », j’ai su que cela avait toujours été cela. Parce que j’ai toujours été requise, au loin, par ce livre-là, sur nos deuils, nos mondes perdus, et la mélancolie, et sur ces façons que nous avons de traverser la mort et de revenir au monde, sous une autre forme, qui n’a rien à voir avec la résilience, donc. J’ai toujours su que ça avait été ce livre-là, avec ce titre-là, même si la probabilité la plus forte aurait été que je ne l’écrive jamais. Pourquoi « Saturne » ? Pour trois raisons. La première, parce qu’on dit de « Saturne » que c’est la planète de la mélancolie et de l’automne. La deuxième raison est liée à un tableau de Goya, Saturne dévorant un de ses fils, qui représente le dieu Saturne mangeant son fils mais horrifié par le geste qu’il est en train de commettre. Une autre chose que j’ai cherché à peindre dans ce livre, à travers les stations de la courte vie de Harry dans la première partie, puis, dans la seconde partie, de cette enfant qui a eu cette vie-là, cette enfant que j’ai été, naguère, c’est cette façon que peuvent avoir certains adultes, de mettre à mort leurs propres enfants, et comment, en retour, ils s’en retrouvent eux-mêmes dévorés. Troisième raison, en hommage à un texte qui m’a beaucoup marquée quand j’étais toute jeune, « Mars » de Fritz Zorn, dans lequel Zorn raconte comment le cancer qui finit par l’emporter, à l’âge de 32 ans, c’est-à-dire sensiblement au même âge auquel mourut mon père, fut une bénédiction qui l’arracha au conformisme de son milieu :- la grande bourgeoisie de la rive dorée du lac de Zurich. L’effondrement mélancolique qui m’a laissée pour morte, et qui est raconté au détour de la seconde partie du livre, fut la meilleure chose qui pouvait arriver à cette personne qui portait mon nom, que j’ai pourtant été les vingt-six premières années de ma vie, mais que je haïssais.
Comme vous l’avez dit dans une interview, vous êtes « une obsédée de la structure, du squelette et de la forme ». Aviez-vous une structure bien précise pour ce roman?
Je suis contente que plusieurs livres récents abordent la question du deuil. Je pense notamment à Ce qui est nommé reste en vie, de Claire Fercak, Voir de ses propres yeux, de Hélène Giannecchini, mais aussi à Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo. Ce qu’il y a de commun à ces livres et au mien, par-delà leur diversité, c’est, me semble-t-il, que ce qui compte, pour nous, dans cette affaire, la seule chose qui compte, cela n’est plus la mort de la femme aimée ou de la mère ou du frère puis des parents ou du père, cela c’est à la fois tragique et scandaleux, mais commun. Non, ce qui compte, la seule chose qui compte, c’est la recherche de la forme la plus juste et la plus précise possible. Une forme qui permette d’écrire sur le deuil, sur la mort ou dans la langue des morts, ou même depuis le lieu de la mort même. Donc, oui, à cet égard, je n’ai pas changé depuis Les Enténébrés. Je suis toujours une obsédée du squelette du texte. Pour Saturne, le choix de deux parties que l’on visiterait comme on arpente les deux faces d’une même planète, avec un système d’échos et de répétitions entre ce qui arrive au père et à sa fille, des années plus tard, s’imposait.
Je crois que l’on ne peut écrire que par bribes, que penser par fragments, ce scandale, atroce et banal, qui frappe de mutisme et peut parfois susciter un profond sentiment d’étrangeté au monde : vivre ou cesser de vivre, être ou ne plus être, persévérer dans l’existence quand l’autre a toujours déjà disparu et que vous allez devoir passer toute une vie en exil de lui.
Je voulais que le livre commence par un trou noir. Par l’image à jamais manquante. L’agonie du père. Soit un homme, intubé, dans une chambre d’hôpital. Autour de lui, sa femme, son père, sa mère, son frère. La personne qui n’a jamais vu la scène, dont le « je » est quasi absent, c’est celle qui a écrit ce livre. J’ai mis quarante-trois ans à pouvoir écrire cette scène. Après ce prologue, deux parties que l’on arpente un peu comme on visiterait les deux faces d’une même planète. Un père et un monde perdu, dans la première partie ; sa fille dans les ruines de ce monde, dans la seconde. Sans que l’on sache très bien qui est le fantôme de l’autre. Au-delà, cela m’intéressait de travailler l’opposition manie/mélancolie. Dans la première partie, on part sur les traces d’un homme, Harry, et de sa famille, une dynastie de médecins qui ont fondé un immense empire dans l’Algérie de la colonisation. Au moment de la guerre, ils vont devoir tout laisser derrière eux. Ils vont tout reconstruire, au centuple, dans la France des années 1960 et 1970, jusqu’à ce que la rencontre de Harry avec une femme à la beauté incendiaire fasse voler en éclats les reliques de ce royaume. C’est le roman de l’hubris, de la démesure, de la trop grande richesse matérielle, jamais vécue comme une force aventureuse, mais toujours comme une force de mort, bien qu’elle tente de masquer, en permanence, le cadavre de l’exil. Il importait qu’à l’hubris maniaque de cette première partie s’oppose, point par point, à l’autre bout de cette légende noire, la dépossession mélancolique racontée dans la seconde partie, où l’on retrouve un « je », par la voix d’une personne, la fille de Harry, qui raconte l’essence d’une enfance endeuillée, puis les bribes d’un effondrement mélancolique, au mitan de la vingtaine.
Vous aviez dit que pour Les Enténébrés, l’écriture vous avait submergée ? Était-ce la même chose pour Saturne ?
Non. Je l’ai écrit dans un grand effroi calme, depuis l’autre côté d’un lac enfin traversé. Je voulais raconter l’histoire d’un amour entre un père et sa fille. Un amour qui a résisté au temps, à la folie des hommes, et même à la mort. Une promesse d’écriture, celle de répondre, à l’ultime geste d’écriture du père, sur son lit de mort, par l’écriture. Je l’ai écrit sans ressentiment ni recherche de consolation. L’écriture ne réparera rien et ne suturera rien. Mais ça n’est pas triste. Pourquoi ? Car ce n’est plus la vie. C’est juste une question de langue, un geste d’écriture, quelque chose qu’on creuse et qui nous creuse, toujours plus loin, toujours plus profondément
Pour le philosophe Theodor W. Adorno, on ne peut plus écrire la totalité du monde. On ne peut plus écrire que sous le signe de la brisure et du fragment. Dans Saturne, le découpage des chapitres fonctionne de manière fragmentaire et brisée. Est-ce de la sorte une façon de capter au mieux ce qui tend à disparaître et de lutter contre la désagrégation des corps ?
Je crois que l’on ne peut écrire que par bribes, que penser par fragments, ce scandale, atroce et banal, qui frappe de mutisme et peut parfois susciter un profond sentiment d’étrangeté au monde : vivre ou cesser de vivre, être ou ne plus être, persévérer dans l’existence quand l’autre a toujours déjà disparu et que vous allez devoir passer toute une vie en exil de lui. Ici, il s’agit de la disparition de qui vous a donné la vie mais a pourtant toujours déjà été mort et dont on n’a donc absolument aucun souvenir. Ouvrir les yeux chaque matin, et se dire qu’une personne dont vous êtes l’enfant est encore morte mais que comme vous n’avez aucun souvenir d’elle, vous ne la rencontrerez jamais tant que vous vivrez et peut-être même pas dans la mort. Ni dans la vie, ni dans la mort. Pourquoi dans ce cas continuer à vivre ? C’est absurde. Mais se tuer pour cette raison-là l’est tout autant. En réalité, choisir l’une ou l’autre de ces positions étant intenable, reste l’écriture, qui permet de lier les deux. Perec ne dit pas autre chose dans W ou le souvenir d’enfance.
Saturne est un roman plus bref, moins ambitieux et moins vertigineux dans sa forme. Or, il semble, par le fait même qu’il soit plus concis et plus ramassé, qu’il aille chercher des choses plus profondes. Comme si votre écriture voulait « fixer des vertiges » afin de saisir une vérité plus enfouie. Est-ce le cas ?
Court et concis, oui. Sur un tel sujet, il fallait plonger dans le noir. Aller à l’os. Et sans détour. Sinon c’est de l’esbroufe, de la triche.
La chambre est un motif récurrent. Lieu de naissance et de mort, les différents personnages du roman, que ce soit le père, Harry ou encore Eve, s’y trouvent très régulièrement. Ce lieu n’est-il pas pour vous le lieu même de la mélancolie ?
Le roman se déroule de 1950 à 2019 et, en des temps et des lieux différents, Joseph, Louise, Harry, Armand, Eve, et d’autres personnages encore, passent de chambre en chambre. Chambre merveilleuse des deux frères dans la maison algérienne. Chambre encombrée de bibelots de Louise. Chambre dans laquelle Eve garde le manteau de Harry sur son lit mais reçoit aussi ses clients. Chambre dans laquelle les pas encore parents de Sarah vont s’aimer. Chambre mortuaire du père. Chambres du château vides d’enfants dont auparavant on entendait les rires et dont il reste les jouets. Chambre de la grand-mère morte. Chambre du « Splendid » hôtel. Puis chambre de l’hôtel de Genève. Bien sûr, on pourrait dire que derrière toutes ces chambres se cache l’image manquante de la chambre d’hôpital dans laquelle le père agonise. Mais je vais vous avouer une chose : je ne sais pas exactement pourquoi cela s’est écrit ainsi, et c’est vous qui m’avez fait remarquer qu’il y avait tant de chambres dans Saturne. On ne sait pas toujours ce que l’on veut exactement dire. Quand il arrive d’entrevoir exactement ce que l’on veut dire, on peut être effaré, mais pas nécessairement toujours par sa médiocrité. Quand je me suis rendu compte de ce que j’étais en train d’écrire, les dix dernières lignes du texte, j’ai été effarée par le point que le texte identifie et nomme, sans détour.
Malgré ce point d’absolue mélancolie et de mort nommé en toute fin, je voulais aussi que le texte soit plein d’éclats de joie, pour dire, malgré le tragique de nos vies, comme ce peut être bon, aussi, de respirer. C’est une phrase que mon père disait, une semaine avant sa mort : « C’est bon de respirer. » Alors, oui, écrire la joie, aussi : joie des deux frères dont les liens ne sont pas uniquement ceux de la rivalité, de l’envie et de la haine, joie amoureuse et profondément sexuelle de Eve et Harry quand ils se rencontrent, joie d’une enfant solitaire qui se promène dans la campagne en rêvant qu’un jour elle deviendra un « prince de l’espace », joie de tous les personnages quand, vers la fin de la seconde partie, on les retrouve tous, par la grâce d’un film super-8 exhumé d’une cave, comme les lumières d’étoiles anciennes nous parviennent bien plus tard, jeunes, heureux, plein d’insouciance.
Je n’envisage pas les livres comme des tombeaux ni des stèles. Si j’écris, je suis le cadavre et le tombeau. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas que l’écriture ait toujours grand-chose à voir avec la partie la plus vivante de notre être.
La mélancolie traverse toute votre œuvre, autant dans votre essai sur Pessoa, per(s)onne, que dans Une Histoire érotique de la psychanalyse et semble atteindre une acmé avec ce titre de Saturne, référence hautement mélancolique. Le dernier chapitre livre d’ailleurs des pages bouleversantes sur ce sentiment et cet état mélancolique. Vous dites que « Saturne est peut-être aussi l’autre nom du lieu de l’écriture – le seul où je puisse habiter ». Dans Le Livre de l’intranquillité, Pessoa nous apprend à habiter notre mélancolie et à ne plus être un enfant pétrifié de peur. Avec Saturne, la narratrice admet l’obscur et le néant en elle. Ne nous montre-t-elle pas qu’avec la mélancolie on peut aboutir à quelque chose de splendide ?
La mélancolie, c’est un passé qui ne passe pas. C’est aussi la raison pour laquelle quelques phrases de la première partie se retrouvent, en de toutes autres circonstances, et en des temps différents, dans la seconde. Je ne tiens pas à donner de la mélancolie de l’endeuillé(e), qui n’a rien à voir avec un aimable spleen poétique, l’image d’une chose enviable qui procurerait des jouissances de l’esprit inouïes. Ni à prétendre que pour bien apprendre à vivre il faut d’abord absolument avoir soi-même traversé quelques morts. Mais il me paraissait important de raconter ces moments où vous vous laissez mourir dans vos morts jusqu’au point où même le langage vous dit « crève ». Puis, le moment où vous ne pouvez même plus vous tuer car vous vous sentez toujours déjà mort et que le monde entier lui-même devient une erreur. Donc la dépression mélancolique, oui, c’est une maladie. Mais, un jour, cela peut cesser de l’être. La fin du texte, « Tout est perdu. Tout est splendide » dit peut-être aussi quelque chose du consentement à n’être rien pour rien, du consentement à la perte radicale, du refus de « faire son deuil » comme du refus de la consolation, pour partir vers quelque chose de plus obscur, de plus étrange, une grande traque sans objet, ou sans autre objet que l’écriture, où l’on n’a plus que l’horizon pour horizon.
On retrouve la thématique du feu dans ce nouveau roman, présent dans Les Enténébrés et que vous développez également dans Une Histoire érotique de la psychanalyse : «C’est pourquoi, si l’on suit la métaphore de l’incendie du théâtre, on s’aperçoit que, dans la psychanalyse, tout amour est une fiction romanesque, et un théâtre». L’écriture d’un roman est-elle aussi un incendie, qui consume de joie et de mélancolie ?
Je ne crois pas. En tout cas pas pour ce livre-ci. Il est vrai que dans Saturne la métaphore du feu est très présente. Dans la première partie, tout brûle (le château, l’Algérie, les Algériens qu’on suspend à des cordes à linge puis qu’on imbibe d’essence pour les transformer en torches, l’exil, la trop grande richesse, la beauté d’Eve). Dans la seconde, tout est calciné (le chagrin, l’enfance, l’amour, la transmission d’une place dans la famille). Pas un moment je n’ai été consumée de joie en écrivant ce livre, c’est rien de le dire. C’est tout à fait ailleurs. Tout à fait au-delà. Très concentré. Très recueilli. Tendu vers une promesse, peut-être une promesse du crépuscule, comme vers les lignes de fuite que l’écriture offre.
Les influences et les références notamment littéraires étaient nombreuses dans Les Enténébrés, et vous en proposiez une bibliographie à la fin du roman. Ce qui est frappant dans ce nouveau roman, c’est que les références sont moins nombreuses et on constate plus de références picturales et cinématographiques. Était-ce pour signifier une prédominance du voir, de l’image en référence au tableau de Goya qui donne son titre au roman ?
C’est vrai. Car il est important qu’à chaque livre la forme soit différente. Sinon, on ne prend pas de risque. Les Enténébrés était saturé de références : Musil, Bernhard, Oshima, Jelinek…. C’est très différent pour Saturne, que je voulais plus simple, et qui donc, en réalité, a été beaucoup plus difficile à écrire. On y trouve tout de même un clin d’œil à Casino ou à Fanny et Alexandre, au Saturne dévorant un de ses fils de Goya, évidemment, mais aussi, dans le prologue, à la Déposition du Christ de Jacopo Bassano. Cette prédominance du voir est effectivement inversement proportionnelle à l’image manquante et au mutisme originel qui en découle. Et puis, il y a tout de même dans Saturne quelques clins d’œil à d’autres livres. Outre Mars, de Fritz Zorn, très explicitement cité dans la seconde partie, deux exemples parmi d’autres : si vous regardez bien, vous trouverez dans la scène de l’enterrement du père des éclats de la rencontre entre Hamlet et le spectre de son père. De même, le fait que l’oncle, frère de Harry, soit caché derrière un verger, précisément derrière cet arbre-là, n’est pas non plus anodin. C’est derrière un tel arbre que l’oncle de Hamlet se cache. Vous voyez, beaucoup de choses ne sont pas du tout laissées au hasard…
Votre narratrice, la fille de Harry, par son itinéraire dans le roman, semble être une sorte d’Alice au pays des merveilles à double titre. Tout d’abord, par cette notion ambivalente du merveilleux, autant comme rêve que comme cauchemar. Puis surtout par le fait qu’elle effectue une traversée du miroir. D’autant plus qu’un des noms des personnages est Eve, un palindrome, nom qui se lit dans les deux sens. Enfin certaines phrases du roman peuvent se lire de manière double, comme dans un miroir. Est-ce qu’écrire, c’est pour vous se rendre de l’autre côté du miroir ?
Eve est peut-être ma Lady Usher. Et celle qui va faire passer Harry d’un monde à l’autre. Montrer ce qu’est une hantise, comment on peut en venir, par identification au mort, à hanter ses fantômes, cela passait par la répétition, tout à fait voulue, de phrases dans la première partie et dans la seconde. Ainsi de la salle d’opération à Alger en 1955 et de la chambre d’hôtel en 2002. Ou bien faire sentir comment, dès la première partie de l’histoire, quand Louise, Joseph, et leurs deux fils, Armand et Harry, quittent l’Algérie, ils sont déjà des fantômes de leur vie. L’exil les précipite dans le vide. Vide que l’édification d’un empire médical va tenter de combler – en vain. L’écriture a ceci de commun avec la folie qu’il arrive, en écrivant, sans l’avoir nécessairement cherché, que l’on se rende de l’autre côté du miroir, au risque de rester coincé dans le tain, ou de n’avoir plus d’image. On n’écrit pas sur ce dont il est question dans Saturne sans à nouveau rendre visite à ses morts. Je n’envisage pas les livres comme des tombeaux ni des stèles. Si j’écris, je suis le cadavre et le tombeau. C’est la raison pour laquelle je ne crois pas que l’écriture ait toujours grand-chose à voir avec la partie la plus vivante de notre être.
Ce roman est dédié « aux vulnérables et aux endeuillés ». Face à l’embrasement du monde et à sa violence, face à notre généalogie familiale, l’écriture romanesque est-elle un lieu privilégié pour faire dialoguer dans le même temps ceux qui nous hantent et nous précédent et ceux aussi qui vont nous succéder ?
C’est, avec l’amour, le seul lieu que j’ai trouvé pour pouvoir, à la fois me tenir auprès des vivants et des morts, sans renoncer ni aux uns ni aux autres.
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Saturne de Sarah Chiche
Éditions du Seuil, août 2020
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