« M’asseoir sur un banc ? Quarante minutes ? Avec vous ? Pourquoi pas… »
Depuis le temps que ces deux-là se tournaient autour, ça devait bien finir par arriver. Après une dizaine d’années à se côtoyer sur scène, sur les disques de l’une, les mixtapes de l’un, les projets des autres ou plus généralement au sein de leur structure commune Mentalow Music montée en 2011, la rappeuse brestoise Pumpkin et le beatmaker parisien Vin’S da Cuero proposent (enfin ?) un premier album cosigné de leurs deux noms. En douze plages à peine, cette Peinture Fraîche marie avec ingéniosité et pertinence le flow fier et monolithique de l’une avec les constructions suaves et entraînantes de l’autre. Si Pumpkin revendique pour sa part haut et fort l’héritage de quelques prestigieux « anciens », les français MC Solaar et Oxmo Puccino en tête, son partenaire a visiblement été très marqué par les diverses formations issues du collectif américain des Native Tongues (en particulier A Tribe Called Quest, dont le classique Midnight Marauders est cité en modèle par le bonhomme) ainsi que par le style du boom bap, s’inscrivant notamment (toutes proportions gardées) dans la lignée de certaines productions du regretté J Dilla pour les californiens de The Pharcyde : un gros son qui claque, délicatement électronique, mais aussi groovy, organique et chaleureux, où il devient difficile de discerner précisément ce qui est joué, samplé ou même scratché.
Ce qui est clair d’entrée, dès les premières mesures de la Discipline (de fer ET de faire) exposée par Pumpkin, c’est que la complémentarité du duo s’articule sur une répartition très spécifique des rôles traditionnels dévolus à un tel binôme mixte : à lui, le pouvoir de séduction hypnotique, la construction musicale dragueuse et groovy, et à elle le verbe fort et dur, la langue riche et rêche, les mots choisis et la classe lexicale (ne s’interdisant néanmoins aucune punchline vindicative pouvant servir son propos, histoire d’être sûre de bien « dire merde à ce qui fout la gerbe »). La première partie de l’album dévoile essentiellement des préoccupations liées à l’exercice de l’art de la dame, que ce soit l’adrénaline du live (dans le martial Louder), l’affirmation de soi (sa Mauvaise Langue réclamant qu’on lui laisse « de l’oxygène ») et la compétition inhérente au genre (le clash amical avec le pote 20Syl d’Hocus Pocus le temps d’un Fifty Fifty paillard et festif). « C’était moitié-mieux avant, mais c’est moitié-mieux maintenant ». Jusqu’ici, c’est plutôt complètement pas mal, tout le temps.
Bien que la rappeuse ne soit pas exactement dans le même registre que certaines de ses consoeurs plus hardcore telles Casey ou Keny Arkana, son débit et son panache acquièrent au fil des morceaux une profondeur à faire pâlir pas mal de ses rivaux du sexe dit « fort ». Telle une pieuvre piquée au vif, elle se sert de L’Encre comme d’une parade défensive et décortique avec brio sur le titre du même nom le processus de tri douloureux (les affreux de la création, comme disait Gainsbourg) entre « le fake et le franc ». L’écriture est chirurgicale certes, mais alliée au flow en titane de la dame, la charge devient arme de destruction précise et n’épargne personne (pas même Vin’S lui-même, dans un clip qui vaut le détour).
Passée l’introspection subtile d’un Bye Bye Madeleine nostalgique et émouvant, Pumpkin se lâche en plein milieu de l’album et délivre sans dogmatisme une cinglante lettre de démotivation dans un Spleen Extremis bien loin de l’idéal baudelairien : « ton job est alimentaire, le système bidon, ta passion élémentaire ». Remettant le rêve au centre de sa propre révolution (« rêvolution » ?), le morceau emmène les questionnements personnels de l’artiste se confronter au monde réel et le moins qu’on puisse dire c’est que ça fait très mal. Entre citrouille et carrosse, le choix est bien vite tranché : plutôt « remplir son frigo » que « la bouche pleine des actionnaires ». A peine le temps de voir filer un Mouvement qui nous invite au voyage autant qu’à « aller voir ailleurs si elle y est », et nous voilà plongés en pleine Série Noire : d’une voix soudain posée façon spoken word, sur une basse jazz sourde (comme si chipée au grand Ron Carter), la Cendrillon urbaine décortique sans aucun état d’âme le consumérisme passif de ses contemporains, la léthargie suicidaire de ses propres frères, exhortés à se « dépêcher de vivre » puisque de toutes façons « on meurt tous à la fin du feuilleton ».
Au fil de ce disque très dense, dans le propos comme dans l’écrin sonore, généreusement aéré par quelques interludes (bien mentales) signées Vin’S da Cuero (tel le métronomique et ludique Tic Tac) ainsi que quelques featurings bien sentis qui jamais ne vampirisent le concept, on comprend bien que le féminisme de Pumpkin (cette « femelle qui râle, qui appuie là où ça fait mal »), s’il en est véritablement un, est avant toutes choses une revendication à pouvoir vivre pleinement son humanité en transcendant son genre, loin des carcans sexistes et des stéréotypes manichéens qui en ont plombées plus d’une avant elle (on pense bien sûr à Diam’s, qui aura payé au prix fort son exposition médiatique dans ce domaine). Dans un tout autre contexte, le chanteur contestataire François Béranger proférait avec force, à la fin des années 60, que « l’on n’aurait pas sa fleur, celle qui (lui) pousse à l’intérieur ». On n’est quand même pas chez Virginie Despentes non plus, mais sa fleur à elle, Pumpkin nous l’offre dans un éblouissant final : son Rose Combat (clin d’œil appuyé au Prose Combat de notre Claude MC national), fourré aux épines, dézingue le sexisme ambiant avec une morgue qui devrait laisser sur le carreau pas mal de vantards du bitume. A ce titre, sa punchline « pour attirer l’attention dois-je vraiment twerker de la croupe ? » sonne moins comme un trait d’humour que comme une lassitude ulcérée, lâchée comme une grenade entre deux remises au poing grammaticales.
Après nous avoir fait découvrir avec bonheur cette Peinture Fraîche, entre rénovation discrète d’un genre trentenaire, respect des aîné(e)s et ambition artistique de fond comme de forme, Pumpkin & Vin’S da Cuero nous libèrent aimablement du banc sur lequel on les a écoutés, véritablement assis, quarante minutes durant. Et vous savez quoi ? On en a plein partout, devant, derrière, en haut, en bas, sur les côtés et même dedans. Leur musique a laissé des traces, pas qu’à l’extérieur, et on adore ça. Et on en redemande.
Vivement la prochaine couche.
Peinture Fraîche est sorti le lundi 18 mai 2015 en CD, vinyle et digital via Mentalow Music, en écoute intégrale ici.
Pumpkin & Vin’S da Cuero seront en concert le jeudi 21 mai 2015 à La Souris Verte d’Epinal et le mercredi 10 juin 2015 au New Morning de Paris (Release Party).
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