[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]R[/mks_dropcap]aphaële Eschenbrenner s’est fait connaître en 2014 avec Exil à Spanish Harlem, chronique sur le fil du rasoir de la vie à New York à la fin des années 80. Ce roman aura attendu 25 ans dans les tiroirs de l’auteur avant que les éditions du Seuil ne se décident à le publier et ne remporte un joli succès. Il n’aura pas fallu autant de temps aux éditions vagabonde pour publier L’arithmétique du mal. Et on mesurera, à la lecture de ce nouveau texte, le chemin parcouru à la fois par l’auteure et par le monde dans lequel nous vivons. Raphaële Eschenbrenner a vécu plusieurs années aux Etats-Unis, notamment à New York et dans le Midwest. De retour en France, elle continue à surveiller avec une inquiétude certaine l’évolution des groupes néo-nazis outre-Atlantique. Son pessimisme est tout entier là, dans les pages de ce véritable roman noir politique et lucide, aiguisé comme une lame de poignard.
Nous sommes près d’Indianapolis, dans le Midwest. Ethel, jeune française fauchée, a dû quitter New York et s’est laissé embarquer dans un projet dément : la construction d’une copie d’un château français en plein cœur des plaines et des champs du Midwest. Le milliardaire responsable de cette dispendieuse lubie recrute des travailleurs venus d’un peu partout, au grand dam des locaux en proie aux affres du chômage. Son but en acceptant ce job temporaire : « mener une vie réglée pendant quelques mois. (…) vivre à huis clos avec des inconnus. (…) apprendre un nouveau métier. » La suite des événements va montrer à quel point elle se trompe.
C’est Sally qui l’accueille : le même âge qu’elle, elle vient du New Jersey où elle vivait avec un mercenaire de retour d’Irak, « charmant » personnage qui lâchait son chien sur les Blacks et les Portoricains avant de rentrer à la maison pour étrangler sa compagne. Si Ethel a vécu des moments difficiles à New York, Sally pourrait lui en remontrer. Le chantier est un petit monde replié sur lui-même. Il y a Paul, l’air d’un brave type, un brin brut de décoffrage. Il y a Brian, spécialiste du faux marbre. Un ingénieur russe barbu et francophone, échoué là parce qu’il ne trouvait pas de travail chez lui.
Deux mille six cents mètres carrés de surface… Une résidence secondaire qui ressemble davantage à un manoir géorgien qu’à un château français, ce qui finalement n’a aucune importance. Ethel ponce, nettoie… Elle qui croyait apprendre un métier, elle se retrouve à faire ce que les autres n’ont pas envie de faire. L’équipe grandit : les nouveaux arrivés viennent de partout, Italie, Pologne, etc. La vie se déroule, un jour ressemblant à l’autre. Et au fil du temps, les humains montrent leur vrai visage, les incidents prennent une tournure inquiétante, les événements dérapent, et l’on comprend ce que c’est que de vivre dans le Midwest…
Jour après jour, Ethel assiste à des conversations hallucinantes, devient le témoin effaré d’un racisme et d’une xénophobie qui, ici, font partie du quotidien et ne choquent pas grand-monde. La vie en groupe, le travail en équipe, l’existence réglée… toutes les belles illusions d’Ethel volent en éclat. Ici, elle est enfermée, elle étouffe physiquement, mentalement. A tel point que lorsqu’Ethel rencontre Shad, sorte de géant sexy vêtu de cuir noir et blanc, DJ et amateur d’armes à feu, c’est comme une délivrance, une fuite sensuelle et éphémère.
Raphaële Eschenbrenner joue avec son lecteur, le prend par surprise; au fil d’un texte court, dense, où ne subsiste que l’essentiel, et elle nous plonge en plein paradoxe : en ces lieux plats, quadrillés, limités, à nu, elle parvient à créer une atmosphère d’enfermement asphyxiante. A partir de personnages somme toute ordinaires, elle nous montre une humanité qui, posée en ces lieux même, se referme sur elle-même, abomine l’étrange et l’étranger, se laisse glisser, insensiblement, vers la barbarie. Au lendemain des élections américaines, à la veille des élections françaises, il serait temps que nous nous penchions plus attentivement, avec Raphaële Eschenbrenner, sur L’arithmétique du mal.
Retrouvez Raphaële Eschenbrenner dans l’interview « en roue libre » qu’elle a bien voulu nous accorder.
Raphaële Eschenbrenner, L’arithmétique du mal, vagabonde éditions.
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Crédit photo de l’image bandeau : Catherine Bloch-Laroque