C’est précisément à cette époque que le quartet atteint un point de non-retour : suite à une visite impromptue d’un Barrett largué et méconnaissable lors de l’enregistrement de Wish You Were Here, ce qu’impliquait l’évolution musicale de Pink Floyd et sa notoriété triomphale allait être cruellement confirmé d’un strict point de vue humain et technique. Syd ne reviendrait jamais, ni à lui-même, ni aux autres. Il est difficilement possible de décrire, lorsque l’on n’est pas soi-même acteur d’une telle situation, le drame implacable que peut représenter une telle prise de conscience. Au sein de la pléthorique Histoire du Rock (notez les majuscules volontairement pontifiantes), les disparitions brutales des leaders respectifs de groupes mythiques comme les Doors, Joy Division ou Nirvana ont systématiquement entraîné la fin sans appel des formations concernées. Le cas de Pink Floyd est à la fois moins tragique puisque le groupe a réussi à se développer après un choc qui, en creux, gardait la promesse même improbable de pouvoir être réparé, et plus oppressant encore, puisque l’ombre tutélaire de leur ancien acolyte aura pesé, sept années durant, sur les personnalités pas forcément invincibles de jeunes hommes qui ne s’étaient réunis à la base que pour une seule cause : leur amour de la musique.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]empête sous un crâne bien précis, celui de Roger Waters : le pouvoir que lui conférait une situation en équilibre incertain, mais s’étant révélée pérenne, s’en retrouve renforcé. La ligne conceptuelle de Pink Floyd se durcit alors davantage, et la noirceur du propos général se pare d’une implication politique inédite. Si Wish You Were Here était une forme de mausolée à la gloire de Syd Barrett, il était aussi partiellement inspiré par la figure du père de Roger Waters, et les trois albums suivants allaient dévoiler les préoccupations les plus profondes de ce dernier, mues par un humanisme critique, un pacifisme virulent et un anti-impérialisme forcené. Si l’album Animals de 1977 sonne comme une prometteuse transition musicale, avec ses longues plages complexes semblant amorcer un retour à un véritable effort de groupe, le double The Wall et son successeur The Final Cut assoiront définitivement la mainmise éditoriale de Roger Waters sur la direction des opérations : si le premier contient encore de belles contributions de David Gilmour (notamment sur le magnifique Comfortably Numb), le suivant sera littéralement présenté comme une oeuvre exclusive du bassiste, interprété avec le simple concours de ses camarades. Si, bien plus tard, en revenant sur ces années, les protagonistes concernés admettront volontiers avoir été bien moins prolifiques que leur chef auto-proclamé (David Gilmour admettant même s’être comporté en vraie « feignasse »), il n’empêche que l’esprit initial de Pink Floyd aura été sabordé dans la bataille, Richard Wright se faisant même éjecter du groupe pour dilettantisme excessif à l’issue des sessions de The Wall (un genre de jurisprudence du cas Lol Tolhurst pour The Cure, avec dix ans d’avance).
Dès lors, pensant pouvoir se passer allègrement de ses deux comparses restants et se suffire à lui-même, Roger Waters décide de quitter Pink Floyd au mitan des années 80, estimant être capable de développer ses concepts ambitieux en autarcie totale. La volonté de David Gilmour et Nick Mason de conserver le nom du groupe et de poursuivre l’aventure sans leur irascible ex-leader donnera lieu à l’un des procès les plus retentissants qu’ait connu l’industrie musicale. Le conflit se soldera dans la douleur, le binôme résistant, bientôt complété par le retour de Richard Wright, pouvant continuer à utiliser l’appellation sacrée, et leur contradicteur se verra attribuer les droits exclusifs sur le concept de The Wall, qu’il ne se privera d’ailleurs pas de faire fructifier les décennies suivantes. Non seulement ce clash fut désastreux en termes d’image pour Roger Waters, qui apparut comme le vilain canard noir voulant achever le flamand rose déjà à terre, mais il fut également pour lui le point de départ d’une carrière solo en demi-teinte, la noirceur absolue de son inspiration n’étant plus compensée par la musicalité salvatrice de ses anciens partenaires. À l’inverse, sous la direction de Gilmour, les disques signés Pink Floyd postérieurs à ce divorce sonneront comme de belles et rutilantes coquilles, désespérément vides de fond et de sens comparées aux cimes atteintes durant les années 70.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]e n’est que des années plus tard, à l’occasion du méga-événement caritatif Live 8, et sous l’impulsion de son organisateur Bob Geldof, que Waters, Gilmour, Mason et Wright se retrouveront ensemble sur une scène, le 2 juillet 2005 à Londres. Si la performance ne se déroulera pas forcément dans des conditions idéales pour chacun des protagonistes, elle aura le mérite d’enterrer, du moins symboliquement, une hache de guerre qui leur aura pourri la vie des décennies durant. Les décès successifs de Syd Barrett en 2006 et de Richard Wright en 2008 achèveront sans doute de convaincre Roger Waters de l’inéluctabilité du temps qui passe et de la futilité absolue de son aigreur renfrognée. À tel point qu’en 2013, trois décennies après les faits, le démiurge égotique finira par reconnaître qu’avoir assigné ses anciens complices en justice avait été « une évidente erreur ».
[mks_pullquote align= »right » width= »225″ size= »20″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Cette légende vivante [a] enfin réussi à s’extirper de son statut d’icône pour proposer quelque chose de neuf, à défaut d’être aussi emblématique que ses sommets passés.[/mks_pullquote]
En ce milieu d’année 2017, s’il serait un peu excessif de qualifier d’extatique l’attente entourant le nouvel album studio de Roger Waters, sa première collection de nouvelles chansons en vingt-cinq ans, force est de reconnaître que ce Is This The Life We Really Want ?, sorti il y a quelques semaines après sept longues années de gestation, remet quelques pendules à l’heure et ce, dans un contexte particulièrement idéal. Après des années passées (perdues ?) à ressasser son glorieux passé, en remontant pour la scène les pièces maîtresses de son catalogue que restent Dark Side Of The Moon (de 2006 à 2008) et The Wall (déjà bien exploité depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, puis de 2010 à 2012), ou à s’aventurer sur des terrains hasardeux (l’opéra en trois actes Ça Ira, travaillé par le thème de la Révolution Française, celle de 1789 pas de 1968 je précise), il semble que cette légende vivante ait enfin réussi à s’extirper de son statut d’icône pour proposer quelque chose de neuf, à défaut d’être aussi emblématique que ses sommets passés.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]our la première fois de sa carrière depuis son départ acrimonieux de Pink Floyd il y a trois décennies, Roger Waters se retrouve entouré d’une équipe resserrée et solide, pouvant offrir à son inspiration l’assise et la cohérence musicale qui faisaient tant défaut à ses trois premiers disques solos, du cinématique mais maladroit Pros And Cons Of Hitch Hiking de 1985 au pourtant visionnaire Amused To Death de 1992, dont la verte critique de la société du spectacle a acquis avec le temps une pertinence sidérante. Ainsi, on retrouve aux manettes le producteur Nigel Godrich, surtout connu pour son travail crucial au sein du groupe Radiohead, en tant que sculpteur du son qui fit leur renommée et leur spécificité ces vingt dernières années, de l’essentiel OK Computer (qui fête d’ailleurs son vingtième anniversaire cette année et qui, soit dit en passant, doit énormément à l’héritage de Pink Floyd) à nos jours. Celui-ci n’est pas venu seul, puisqu’il a amené dans ses bagages le batteur Joey Waronker, qui n’est autre que l’un de ses complices au sein du super-groupe Atoms For Peace, monté avec Thom Yorke (décidément), et que l’américain Jonathan Wilson, guitariste et arrangeur renommé, notamment croisé aux côtés de Father John Misty ou même Roy Harper (vieille connaissance de Waters, qui chantait sur le Have A Cigar de Pink Floyd), est également de la partie.
On aurait presque le sentiment d’assister à une réunion de famille au coin du feu, entre patriarches et héritiers, si l’ensemble du disque ne témoignait d’une si stupéfiante vivacité, sonore comme thématique. Au fil des titres s’égrenant les uns après les autres, s’enchevêtrant dans un canevas sans temps mort, on ne peut s’empêcher de se dire que Waters tient là sa production la plus cohérente depuis le Final Cut de 1983, voire la plus lumineuse depuis le Wish You Were Here de 1975 (j’assume entièrement ce dernier point). Et les clins d’œil subtils à son passé ne manquent pas, de la succession d’images-choc qui traverse le space rock habité de Picture That (en écho à l’explosif Sheep sur le Animals de 1977), à la confession boisée et saisissante de Déjà Vu, qui sonne à la fois comme un virulent coup de gueule contre le non-interventionnisme divin et un vibrant mea culpa arraché à ses propres tripes d’ex-junkie alcoolique repenti.
La 4ème photo du groupe date de 1971, et non de 1975.
Bonjour Laurent, oui vous avez tout à fait raison, puisqu’elle date de l’époque du « Live At Pompeii » de la même année. Je rectifie la date de suite. Merci pour votre commentaire ! FG