Le 9 août 2022, Salman Rushdie dévoilait sur son compte Facebook la couverture de son prochain livre, La cité de la victoire. Trois jours après, le 12 août il était victime d’un terrible attentat qui lui fit perdre l’usage d’un œil et d’une main et le plongeait dans une durable affliction dont seule l’écriture, a-t-il confié, pouvait l’aider à sortir comme le démontre son prochain ouvrage, Le couteau, réflexions suite à une tentative d’assassinat, qui est sorti le 18 avril en France chez Gallimard.
Et autant vous dire qu’effectivement, après la lecture de La cité de la victoire paru lui à la rentrée dernière, le pouvoir de consolation de l’écriture et le talent de Salman Rushdie sont plus que magistralement démontrés. Avec ce précédent roman Rushdie signe un véritable tour de force en nous emmenant dans une épopée d’une incroyable inventivité, débutant en Inde au cœur du XIVème siècle, tout en nous questionnant en permanence sur notre imparfaite modernité. L’héroïne de cette grande aventure s’appelle Pampa Kampana et débute tragiquement son incroyable vie qui durera pas moins de deux cent quarante-sept ans !! Orpheline de père, elle assiste ensuite impuissante, à la crémation de sa mère qui pénètre sous ses yeux d’enfant dans un bucher collectif de femmes veuves de victimes de guerre. C’est pourtant à ce moment dramatique que la déesse Pampa décide de s’emparer de son corps et de son esprit et lui assigne une tâche immense et ô combien nécessaire, celle de se battre pour que de telles choses ne se reproduisent plus et que les femmes acquièrent une considération égale à celle des hommes.
Voilà un programme qui aura de quoi l’occuper toute une vie et même plusieurs puisque la déesse, sans doute consciente de l’incommensurabilité de la tâche, lui accordera un peu plus de temps qu’au commun des mortels pour faire bouger les choses. Pampa Kampana va donc tenter de reconstruire un monde nouveau et pour commencer, une ville, un royaume, au sein desquels elle essayera génération après génération de faire avancer la cause des femmes, les libertés individuelles et une tolérance religieuse absolue. Et quand on part de rien et qu’on veut faire pousser quelques chose, on prend des graines. Ce sont donc de simples graines que plante notre héroïne, un geste qui fait basculer le récit avec délice dans le registre du conte et nous embarque progressivement dans une histoire absolument magique qui tiendra le lecteur, en haleine et assez bluffé, jusqu’à la dernière page !
Il est totalement impossible de rendre ici compte de l’inventivité et du don de conteur de Salman Rushdie qui nous surprend, nous questionne et nous enchante à chaque page. Mais pour vous mettre l’eau à la bouche sachez que dans cette histoire, et toutes celles qu’elle contient, vous croiserez: une femme à la jeunesse quasi éternelle qui chuchote à l’oreille des gens leur passé afin qu’ils se reconstituent une généalogie et des racines; une forêt enchantée habitée par des femmes et des animaux dans laquelle tout homme mentalement immature qui tente d’y pénétrer est instantanément changé en femme; des habitants qui attrapent les minutes et les heures dans des filets à papillons et les dégustent pour prolonger un peu leur existence; un éléphant soucieux de ne pas abîmer le dessous de ses pattes et bien sûr des têtes coupées, un homme de Dieu qui abuse d’une petite fille, des batailles rangées et une multitude de rebondissements, d’horreurs et d’émerveillements mêlés. Quelque chose comme un grand feu d’artifice de l’imagination.
« ─ Ta carte du monde, demanda Pampa Kampana, as-tu une véritable carte dans la tête ? Peux-tu voir comment le monde est organisé ? Comment ici est relié à là-bas et en est affecté et modifié? Es-tu capable de voir la forme des choses ?
─ Oui dit Zerelda Li, je la vois très clairement.
─ Alors je vais te dire qui je suis, dit Pampa Kampana, je suis une carte du temps. Je porte en moi près de deux siècles et j’en absorberai encore un demi avant de mourir. Et de la même façon que tu peux voir la manière dont ici s’articule avec là-bas je perçois comment alors et relié à maintenant.
─ Alors traçons toutes les deux nos cartes, proposa Zerelda Li en battant des mains. Je coucherai la mienne sur le papier si tu acceptes d’en faire autant pour la tienne. Je vais demander au roi une Salle des cartes et je couvrirai chaque pouce des murs et même du plafond de peintures représentant le vaste monde au-delà de la mer et toi tu dois demander un livre vierge que tu empliras d’histoires, de rêves, et peut-être même de ta vision de l’avenir pendant que tu y es. »
─ Salman Rushdie, La cité de la victoire
Mais au delà du plaisir purement narratif qu’on éprouve à suivre Rushdie dans les épisodes de son aventure, on comprend vite la profondeur de toutes ces péripéties et combien le texte initie également une merveilleuse et profonde réflexion. Tout d’abord sur le pouvoir des mots à créer des mondes qui n’existent pas encore. Car même si comme Pampa Kampana, on est en avance de plusieurs siècles sur son temps, on perçoit néanmoins à quel point pour faire advenir un futur il est indispensable d’être en mesure de le penser, de le dire, bref de le mettre en mots. C’est donc grâce en effet aux mots qui leur donnent chair et sang, que la liberté de conscience, l’altérité et le respect des différences peuvent prendre place dans nos vies. C’est pourquoi le narrateur Salman Rushdie, subtil joueur des codes de la fiction, se place ici comme un transcripteur du récit qu’aurait écrit Pampa Kampana à la fin de sa vie et caché dans une jarre; un texte, le Jayaparajaya digne de figurer aux côtés des plus grands récits mythologiques!
La cité de la victoire tellement moderne par rapport au temps de son action, nous interpelle de façon aiguë et avec un délicieux humour sur les logiques du pouvoir, la liberté de croire ou de ne pas croire, la filiation et la maternité, sur notre rapport à nos mémoires individuelles et collectives et sur la relativité du temps. Bonheur de lecture, ce texte vous emmènera loin. On est ailleurs il y a très longtemps et pourtant ici et aujourd’hui, en même temps, déroulant une histoire jubilatoire et d’une très très grande humanité. Il convient bien sûr de saluer la traduction de Gérard Meudal qui a su préserver toute la magie et la grâce du texte, nonobstant l’abondance des références non seulement à la culture indienne mais également, via quelques clins d’œil, à d’autres grands textes de la tradition littéraire. Pampa Kampana, héroïne courageuse et bienveillante qui voulait changer le monde, je te fais une place de choix dans le panthéon de mes personnages fétiches et je te laisse terminer mon article comme Salman Rushdie le fait de son histoire:
« Moi-même, je ne suis plus rien. Seule subsiste la cité des mots. Les mots sont les seuls vainqueurs. »