Cette dernière sélection estivale compte un récit postapocalyptique (Vertigéo, Casterman), une histoire empreinte de nostalgie et de folklore espagnol (Marée haute, Dupuis), ainsi que trois portraits de femmes : ceux de Rebekka, victime indirecte du terrorisme dans Appels en absence (Casterman) ; de Michelina Di Cesare, héroïne authentiquement féministe dans La fleur au fusil (Dargaud) ; et de Sofia, dont l’absence crève le cœur de Paul, son compagnon, dans Silence d’amour (Casterman).
Vertigéo de Lloyd Chéry, Emmanuel Delporte et Amaury Bündgen – Casterman – Mai 2024
Seule compte la poussée ! Celle-ci consiste à faire se lever, toujours plus haut, vers une épaisse couche de nuages noirs, des tours de fer et de béton. Pour cela, Ugo le chef de chantier peut compter sur une pléiade de corps de métiers : météorologues, sismologues, charpentiers, mécaniciens, forgerons… Pour autant, dans Vertigéo, l’ambiance n’est pas à la fête !
Car outre les tempêtes qui balayent tout, les bêtes volantes et sauvages qui attaquent et dévorent, et les rares rayons du soleil qui brûlent les chairs, les ouvriers doivent aussi faire face aux punitions du grand Chambellan et de ses sbires sans pitié. Ainsi donc, régulièrement, des hommes sont jetés dans le vide. Parfois même dès leur naissance s’ils ne sont pas jugés suffisamment viables.
Apocalyptique, ce tableau d’une vie qui n’en est pas une, prend place dans un monde monochrome, où n’existent plus que des nuances de noir et de gris. La couleur n’est plus qu’un concept, une idée, parfaitement traduite dans les pages de la bande-dessinée. Il faudra une rencontre fortuite entre une enfant en fuite et le chef de chantier, pour nous donner les clefs de fonctionnement et de compréhension de ce système concentrationnaire.
Adaptée d’une nouvelle d’Emmanuel Delporte, la BD futuriste s’appuie sur un scénario de Lloyd Chery, à l’écriture implacable, ainsi que sur de belles et parfois pleines pages de dessins signés Amaury Budgen. De la lecture de Vertigéo, on sort quelque peu carbonisé, mais aussi captivé par le destin tragique de ses héros sans lendemain.
Marée haute de Isaac Sanchez – Dupuis – Juin 2024
Tout n’est pas vrai dans cette histoire mais elle sent bon le vécu : celui d’Isaac Sánchez, l’auteur de la BD, qui nous replonge dans les années 80 et ses souvenirs d’enfance, passée dans une Baños espagnole, du côté de Badalone.
Ces établissements insolites, qui regroupaient restaurants et piscines de bord de mer, on les appelait aussi « paillottes », « guinguettes » ou pire encore. Mais elles proposaient les meilleures paellas et sangrias du monde. Et elles avaient une âme, familiale, qui plaisaient aux touristes comme aux habitués.
Isaac Sánchez s’inspire de cette époque, nourrie à la Bitter Kas, une limonade typique d’Espagne légèrement amère, et aux Choquitos, des petites seiches frites, pour nous inviter à le suivre dans les entrailles de son foyer.
C’est parfois émouvant, souvent drôle, tant les personnages qui habitent la BD – que l’on retrouve sur des photos ouvrant les différents chapitres – se révèlent hauts en couleurs. Pour s’en convaincre, il suffit de voir le père d’Isaac jouer les faux durs et déclamer une chanson paillarde d’un chant de Noël ! Il faut voir aussi sa mère, affairée aux fourneaux telle une tigresse, avant qu’elle ne soit assaillie par les doutes, la tête entre les mains, face à la baisse constante du chiffre d’affaires.
Illustrant les vestiges d’un autre temps, marqué par l’insouciance post-franquiste mais aussi par l’explosion du monde de la nuit et ses travers – comme le souligne la traductrice de la BD dans une note introductive – Marée haute montre certes le couloir où a grandi Isaac Sánchez, mais la BD lui ouvre aussi grand les portes d’un monde en devenir. Nous en sommes ici les témoins privilégiés.
Appels en absence de Nora Dasnes – Casterman – Mai 2024
C’était en juillet 2011. Un terroriste norvégien provoquait la mort de 77 personnes, à Oslo et sur l’île d’Utøya, où étaient réunis des jeunes du parti travailliste lors de leur université d’été. De cette attaque tragique, Nora Dåsnes tire une bande-dessinée sobre et bouleversante.
Elle met en scène deux amies lycéennes, Fariba et Rebekka. Tandis que la première a rejoint la Ligue des jeunes travaillistes – un engagement qui fait sens pour elle alors qu’auparavant, la politique, elle trouvait ça débile – la seconde se laisse happer par les commentaires et les images sensationnalistes qui nourrissent les infos tv.
Rebekka n’était pas sur l’île d’Utøya, elle ne connaît personne qui est mort là-bas. Pourtant, les motivations du tueur la hantent. Comment expliquer l’inexplicable ? Comment faire face au traumatisme ambiant, même quand on n’a pas vécu directement les faits ?
Avec beaucoup de délicatesse et de sensibilité, Nora Dåsnes, qui s’est formée à l’illustration et à l’animation à Londres – et dont le premier roman graphique (L’année où je suis devenue ado) avait été sélectionnée en 2022 au festival d’Angoulême – livre un récit poignant et habité.
Expressifs, ses dessins mêlent la couleur rouge-orange, pour situer le jour de l’attentat, et les teintes bleutées, pour nous ancrer dans la réalité du moment. Le noir-et-blanc est utilisé pour nous entraîner dans les cauchemars de Rebekka, dont la vie ne semble pas facile par ailleurs. Un frère agressif et déprimé, une mère policière aimante mais dépassée par les événements, des lycéens qui ne la calculent pas…
Les ingrédients d’une adolescence malmenée sont disséminés avec justesse et gravité. Heureusement que, dans cet océan de doutes, Rebekka peut compter sur l’amitié indéfectible de Fariba et sur sa relation amoureuse naissante avec Daniel, un élève de première. Appels en absence est une BD qui invite à se questionner sur l’autre, sur l’existence, sur la peur du lendemain. Une belle réussite.
La fleur au fusil de Cédric Mayen et Cristiano Crescenzi – Dargaud – Juin 2024
Immortalisée par une photo saisissante où elle pose armes à la main, Michelina Di Cesare est l’héroïne de ce western mâtiné de sauce italienne façon ketchup, autrement dit rouge comme sang.
Nous sommes en 1868 et le pouvoir central italien maltraite sa population, au nom d’une unité territoriale dont ne veulent pas, entre autres, les petites gens de Campanie. C’est alors que se forment, face à l’oppression politique et au pouvoir masculin en place, des bandes de brigands fédérés par une femme. Du jamais vu à cette époque !
Avec La fleur au fusil, nous voici entraînés dans la spirale infernale du combat de David contre Goliath, de la trahison, de l’indépendance de cœur et d’esprit. Michelina en est le rouage principal, elle qui fut, très jeune, victime de la folie des hommes.
Mariée contre son gré à Rocco, qui l’a battue et violée, elle rencontre ensuite Guerra, le chef des bandits. Avec lui, ce sera à la vie, à la mort. D’entourloupes en embuscades, de guérillas en assauts répétés, Michelina se forge un destin à la hauteur d’une réputation tout aussi dure que sulfureuse.
Les couleurs chaudes de la BD, le découpage rythmé alternant plans serrés et dessins pleine page, ainsi que la palette de lumières déployée, donnent du caractère au récit, contribuant à renforcer le sentiment d’oppression vécu par les personnages. Histoire d’une aventure féministe, violente et tragique, La fleur au fusil se conclut par un portrait historique de Michelina Di Cesare, signé de la directrice du Louvre Lens Vallée, Margherita Balzerani.
Silence d’amour de Matthieu Parciboula – Casterman – Mai 2024
Il y a, dans Silence d’amour, nombre de sentiments qui s’expriment, tout en pudeur et retenue. En effet, nous y empruntons les pas de Paul, écrivain et compagnon de Sofia, décédée six mois auparavant. Chargée de la traduction italienne de son livre, la jeune femme était entrée dans sa vie par hasard. La rencontre avait eu lieu dans un café à Lyon. Elle s’était poursuivie par un dîner puis par des retrouvailles dans une petite maison de Toscane… Depuis, les deux amoureux ne s’étaient pas quittés.
La disparition brutale de Sofia a mis un terme prématuré à la belle histoire et, désormais, Paul est perdu, seul, totalement déprimé. L’absence de Sofia lui pèse jour et nuit. C’est son spleen et le cheminement de ses pensées que nous invite à appréhender Matthieu Parciboula, nous emmenant pour cela revisiter l’Italie et, plus particulièrement, l’île volcanique de Stromboli, là-même où Sofia fit ses tous premiers pas.
Malgré la nostalgie ambiante et le chagrin perceptible de Paul, la bande-dessinée, réalisée en couleurs directes, nous offre de très beaux tableaux de vie, effervescents et parfumés, comme l’Italie sait nous en proposer. Les enfants y jouent un rôle important, agissant comme une catharsis et ajoutant au récit une part touchante de sensibilité.
Assurément, Silence d’amour est un beau roman graphique, dont la lecture suscite un mélange de plaisir, de tristesse et d’empathie.