[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e récit débute en 2004 dans une chambre d’étudiant, ce lieu où la pop renaît sans cesse, là où s’enivrent tous les rêves pop d’un monde d’extase. Jean-Marie Pottier, futur auteur de Smile, la symphonie inachevée des Beach Boys a affiché au mur une drôle de petite annonce à propos d’un objet perdu 37 ans auparavant en 1967, Smile, un des albums les plus attendus de l’histoire du rock, des Beach Boys et dont Brian Wilson vient enfin d’enregistrer une nouvelle version… Jusqu’à ce qu’en 2011, Capitol ne propose enfin, à partir des sessions originales, une version intitulée The Smile sessions.
37 ans de rêves, de mythes qui enflent plus les années passent. L’album qui aurait pu supplanter Sgt Pepper dans la compétition entre les Beatles et les Beach Boys ?… Une œuvre inachevée forcément parfaite, celle que les fans refont sur leur lecteur de cassette, avec leur logiciel de son, dans leur chambre, et surtout dans leur tête ?!… En interview sur Addict-Culture, l’auteur nous rappelle, à une période où toute musique est devenue téléchargeable, comment l’œuvre inaccessible est celle qui sauve le désir ! 37 ans pour écrire aussi le roman de l’artiste maudit, le génie oui, mais forcément victime de toutes les malédictions, des odieux complots des plus proches, avec dans les rôles principaux, l’affreux cousin réac du groupe, Mike Love, son psychiatre Eugene Landy, plus vénal qu’analyste…
Face à tous ces récits, le remarquable travail d’investigation de J.M. Pottier n’est-il pas inévitablement source de certaines désillusions pour le fan de l’album, bercé par tant de rêves ? La légende parfois trop belle, parfaite, peut avoir à céder sa part d’imaginaire et affronter la réalité. Après avoir tant vibré à cette « Symphonie adolescente à Dieu », yeux clos vers le ciel, serait venu avec cet ouvrage, le moment de reprendre pieds sur terre, pour estimer la réputation d’un flamboyant vaisseau coulé en rade ! Pour tous, et notamment les plus jeunes amateurs de rock, l’ouvrage offre alors l’opportunité d’une immersion dans la splendeur, mais aussi la fragilité, la détresse parfois, du « classic rock » depuis les années 60…
La petite annonce affichée dans la chambre, toute virtuelle, répond au jeune Bill Earl, fan des Beach Boys, parti s’enquérir en 1967 de la sortie toujours repoussée de l’album auprès de leur maison de disque Capitol. En vain, et qui consigne dans sa chambre, sur son journal intime, sa déception, ses espoirs… Avant de mener sa propre quête pour atteindre l’album…
Car il ne s’agit pas de n’importe quel album. Le récit de Jean-Marie Pottier remonte alors le temps. L’ouvrage aborde d’abord les prémices de l’album, depuis les semaines déjà démesurées d’enregistrement du single Good Vibrations, jusqu’au long mois en studio qui mèneront Brian Wilson à perdre pied.
Nous sommes en 1966-1967 à un moment clé où la pop, après avoir généré un engouement juvénile mondial, semble vouloir s’inscrire comme un phénomène culturel majeur. Les deux plus grands groupes du moment s’affrontent par albums, de plus en plus ambitieux et matures. Rubber soul, Revolver pour les Beatles, Pet Sounds pour les Beach Boys. Chacun prépare sa réplique. Les premiers avec Sgt Pepper Lonely Hearts Club Band, les seconds avec Smile, déjà annoncé par un premier single divin : Good vibrations qui placent la concurrence à des hauteurs célestes. L’espoir nourri pour Smile à partir de 1966 est immense…
Sgt Pepper deviendra en 1967 un des albums majeurs de l’histoire du rock. Smile va lui disparaître de son espace-temps, la Californie de la deuxième moitié des années 60, alors phare de la culture rock, pour s’enfoncer 37 ans au purgatoire…
L’ouvrage de Jean-Marie Pottier, Smile symphonie inachevée des Beach Boys, est donc d’abord l’histoire d’un échec, le récit d’un long deuil, celui d’un album qui tarde, s’évanouit, et dont l’ombre planera ensuite sur les productions, la carrière du groupe, sur le destin fragile de son inspirateur Brian Wilson, perdu dans sa propre chambre. Brian déclarera en interview « L’idée de ce disque continuait à me tirer vers le bas ». Une blessure terrible aussi pour son jeune parolier, Van Dyke Parks, dont il se relève tout de même, dès fin 67, avec encore un album américain sophistiqué Song Cycle. Cet échec va aussi imprimer sa marque sur la carrière, et la vie, des autres membres du groupe, ses frères Dennis et Carl, son cousin Mike Love, les amis Al Jardine et Bruce Johnston…
Rien n’y fera pour Brian, pourtant très entouré par la scène culturelle californienne, raconte J.M. Pottier, « deux policiers, joués par les comédiens Dan Aykroyd et John Belushi, viennent l’arrêter pour non-pratique du surf et prononcent immédiatement la condamnation : aller prendre les vagues à Trancas Beach » ! […] Dans la poche de son maillot de bain, un petit mot manuscrit : « Je te promets que tu ne vas pas te noyer ! Tu vas vivre . »… Signé Eugène Landy, le sulfureux thérapeute… ». Vivre oui, mais dans quel état !…
C’est aussi l’histoire du déclin du plus célèbre groupe américain des sixties, qui n’a pas réussi ce nouvel album de transition vers un rock plus mature et dont la production va plonger. Le groupe a fait le deuil d’une écriture plus ambitieuse, à défaut d’une production vraiment plus actuelle…
J.M. Pottier passe en revue les multiples raisons du naufrage de Smile. « Raconter son épopée, c’est d’abord cartographier un terrible alignement des astres et désastres qui a fait dérailler un des projets les plus prometteurs de la musique pop des années soixante. » observe alors l’auteur. La carte des astres serait longue à tracer, eux qui ont nourrit tant de cosmologies…
Dans la lentille du télescope tournée vers le kaléidoscopique Smile, apparaît une conjonction de gravitations néfastes : il y a le poids des responsabilités de Brian Wilson en charge de la composition, de l’enregistrement, avec des visées très novatrices poussées jusqu’à un perfectionnisme extrême, en charge encore du lien avec un jeune parolier, Van Dike Parks, à l’écriture audacieuse. Face à des murs d’enregistrement à mixer, Brian se retrouve à devoir choisir parmi des centaines d’heures de musique. Il y a la fragilité psychologique de Brian, déjà pointée lors de son blocage en tournée, et démultipliée par l’usage de drogues. Et puis aussi son isolement au sein du groupe pour soutenir un tel projet. Il est vrai que la visée même de Smile est complexe…
J.M. Pottier, dans son interview sur Addict-Culture, revient sur ce projet « quand même assez flou. Smile, ce sont plusieurs concepts emboîtés, avec des éléments sur l’histoire de l’Amérique, mais aussi l’évocation des quatre éléments naturels et une espèce de régénération spirituelle…». Rien que cela !… De quoi alimenter des décennies d’interprétations les plus variées, les plus barrées aussi… L’album porte des ambitions sociétales en lien avec l’atmosphère de la côte ouest. Le Summer of love approche. On peut y lire aussi, Van Dike Parks le revendique, une ambition politique, au sens global. Il est question de retrouver l’esprit qui a animé le destin des États-Unis, et auquel les quatre cousins british dans le vent qui a balayé l’Amérique, ne connaissent rien !… « Bon Dieu Brian, où sont passées les filles, la plage, la planche et les bagnoles, ce qui a fait notre rock’n’roll quoi ?!» croirait-on entendre Mike Love …
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]utour de cet alignement, pour J.M. Pottier qui a interviewé beaucoup de proches du groupe, la clé reste tout de même l’incapacité de Brian à prendre la décision qu’il avait alors toujours en main : fixer une deadline et sortir l’album… Brian ploie après de longs mois d’enregistrement sous la pression de l’ambition qu’il s’était fixée, sous le poids d’une terrible vibration d’antimatière, qui anéantit toutes les Good vibrations qui avaient initié son projet.
J. M. Pottier évoque le retour sur cette période de Brian, bien plus tard, sur l’album That Lucky Old Sun dans sa chanson Going Home : “At 25, I turned out the light, Cause I couldn’t handle the glare in my tired eyes.”
« Mais si Smile est l’histoire d’une perte, il est aussi l’histoire d’une survie. ». Après la chute, il y a bien sûr les tentatives de retour de Brian, les velléités de résurgence du groupe… Mais ce que raconte une grande partie de l’ouvrage, c’est bien la tentative surprenante de survie de l’album lui-même ! Ce Smile « qui, alors même qu’il n’existait pas officiellement, a suscité tant de mots, d’images et de sons – des articles, des essais, des romans, des films et bien sûr des disques –, tellement de dialogues et de débats, bref, nourri sa légende, qu’il a semblé prendre vie, presque davantage que d’autres sortis dans le commerce ».
Cette survie, l’album la doit à la quête que mènent tous les fans, les journalistes à la recherche des traces du trésor perdu. La légende a-t-elle d’emblée pris le dessus sur la qualité du produit ? Personne ne peut le dire alors. Elle est relayée et alimentée par la diffusion éparse de morceaux de Smile, au fur et à mesure des sorties des albums suivants du groupe. Et les résurgences ont de quoi intriguer ! Quelques titres sublimes « Heroes and villains », « Surf’s up » poussant l’écriture de Brian Wilson encore plus loin. Des morceaux tout en fantaisie, avec des patchworks de musiques populaires américaines, des mixes de toutes sortes de bruitages, le tout avec l’intensité émotionnelle du petit enfant qui passe instantanément du rire aux larmes…
Après la mélancolie de Pet sounds, l’album semble avoir voulu porter autre chose que les émotions adolescentes proposées jusqu’ici. Child is father of the man… Smile semble moins témoigner de ces instantanés d’adolescents, marque déposée des Beach Boys, avec son couple de satisfactions/insatisfactions, qu’à un cycle de vie plus profond…
Les filaments épars de Smile alimentent l’énergie déployée à le retrouver. Les lacunes sonores sont bientôt comblées de mots. La légende alimente le développement de toute une presse musicale rock naissante. Le phénomène culturel rock, tout jeune, cherche à s’écrire. Il porte le désir de toute une génération. Rien de mieux pour alimenter le désir qu’une absence.
J.M. Pottier distingue alors plusieurs phases dans le développement de la presse rock. Il y a d’abord le développement des fanzines qui suivent le destin de l’album, dès 1967. Puis apparaissent les grandes institutions de la rock culture, avec des articles importants dans Rolling Stone, notamment sur les résurgences des Beach Boys, dans le New Musical Express qui traite en mode légende noire le destin tragique des héros rock depuis le début des seventies. Dont Brian…
« Smile nous raconte une histoire mais aussi une histoire de l’histoire du rock » écrit alors l’auteur. C’est ainsi que naît le projet de ce livre, construit autour de l’idée du disque qui raconte par son destin, l’histoire du rock. Le piratage, marque de fabrique de la contre-culture et du rock, poursuit le destin de Smile. Pendant 37 ans, cet album inaudible, accompagne aussi l’histoire du rock par la circulation parallèle des extraits des sessions d’époque. J.M. Pottier reconstitue avec beaucoup d’attention, les chaînons qui voient se diffuser des pans entiers d’enregistrements sous forme de vinyles ou de cassettes. Ce sont des versions de titres, de simples extraits de sessions qui circulent sous la forme de bootlegs. Chacun ayant la sensation de recevoir une part du trésor caché !
Plus encore, avec Smile, le piratage permet à ces fans de devenir créateurs participant à l’œuvre Smile ! Pour peu que l’auditeur ait récupéré suffisamment d’extraits parmi la myriade qui circule, il peut alors sélectionner les titres, mais aussi les versions qu’il souhaite, puis les compiler dans l’ordre qui lui sied ! Pour J.M. Pottier, « Smile devient une œuvre dont vous êtes le héros » ! Avec l’arrivée du numérique la diffusion d’éclats de Smile s’accélère, et les potentialités de montage. Avec un simple logiciel de son, le fan ne se contente plus de regrouper des morceaux de différentes sessions, il peut assembler pour un même morceau des pistes de sessions différentes. L’œuvre divergente qui nourrissait l’esprit de Brian en 1967 jusqu’à l’anéantir, est ainsi reproduite dans les centaines de versions de Smile qui circulent sur les réseaux…
A chacun son Smile ! La contre–culture rock, dans l’esprit du Web 2.0, atteint avec Smile, un stade assez révolutionnaire dans le rapport production/consommation esthétique ! L’œuvre est coproduite par l’artiste et les auditeurs !… Au point qu’en 2004, lors des sorties de la version réenregistrée par Brian lui-même, qui choisit un ordre de titres adapté à une tournée en live, puis de Smile Sessions en 2011, avec le même ordre, à partir d’enregistrements d’époque, ces versions n’ont droit à aucun surcroît de légitimité pour certains auditeurs, bercés par leur propres versions de l’œuvre… Brian peut-il encore s’arroger ce qu’il a esquissé 37 ans auparavant ? Très affecté, est-il encore en état ?… Qui défend alors le « vrai » Brian Wilson ?
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L'[/mks_dropcap]ouvrage de J.M. Pottier n’est donc pas un livre à thèse, qui apporterait sur des choses si peu tangibles, un point de vue définitif. L’auteur ouvre toutes les questions posées par l’album. Plus nous progressons dans la lecture, plus nous avons le sentiment d’avancer dans un monde démultiplié qui donne un peu le tournis. On croit avec ce livre, avoir enfin le droit d’apercevoir la carte du trésor caché ? On croit entendre enfin le vrai Smile ? Au final, nous accédons à beaucoup de choses mais pas à tant de certitudes que cela. Le Smile de 1967, inachevé, est inaccessible, mais pour notre bonheur chacun peut révéler son propre Smile !
N’avons-nous pas tout de même deux sorties officielles ? Oui et c’est déjà une de trop ! Certains fans s’opposent même à l’idée qu’un album officiel ait pu sortir, estimant soit qu’il ne puisse plus y en avoir, soit que le trésor n’ait jamais été qu’un leurre !…
Au fil de l’investigation remarquable de l’auteur, nous avons plongé pour le meilleur et le pire dans l’univers de la culture rock, côte ouest américaine. A partir d’une documentation très ancrée, nous avons mis en lien tant de moment de vie, de tractations, de phénomènes culturels… Nous avons été régulièrement bousculés dans nos représentations, dans nos passions, pour notre héros bien sûr, mais aussi sur la réalité d’une telle merveille. Ma lecture de cet ouvrage, la rencontre en interview de J.M. Pottier, m’auront personnellement permis de mieux prendre en compte la multiplicité de Smile, objet vénéré mais définitivement un peu plus flou que prévu… Sans que cela n’entame l’immense émotion éprouvée à chaque écoute.
Que penser alors d’une telle « auberge espagnole » ? Une œuvre reconstruite, interprétée par chacun, de par ses thèmes multiples et enchâssés, avec tant de perspectives… En fin d’ouvrage, Jean-Marie Pottier revient sur les textes, quasi achevés en 1967, sur « l’objectivité » de Smile. L’auteur a écrit plusieurs livres sur la musique, aux Éditions Le Mot Et Le Reste, notamment Ground Zero, une histoire musicale du 11 Septembre . Il y traite des effets de l’évènement sur la production musicale qui suit. Et puis Indie pop – 1979-1997 , où il aborde aussi le positionnement économique et l’impact politique de l’indie pop.
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Les ouvrages de J.M. Pottier ancrent donc toujours la musique dans son contexte culturel, commercial, politique. Dans son dernier chapitre, l’auteur s’efforce de décrypter l’écriture très allusive et surréaliste de Van Dike Parks… Il s’appuie pour cela sur les déclarations en interview du parolier qui, dans une formule, fait référence à Dylan : « I was a son of the american revolution, and there was blood on the tracks ». Smile est alors l’histoire de cette piste américaine sanglante, celle de « toutes les guerres américaines gagnées ou perdues, passées ou en cours, à l’extérieur comme à l’intérieur ». Le Viêt-Nam gronde. « Brian Wilson et Van Dike Parks veulent défendre le rêve américain, mais aussi décrire les fractures américaines ». Cela passe par un travail sur les mythes fondateurs, la culture américaine, ses chants populaires qui irriguent l’album sous une forme ou une autre.
Toujours précautionneux, l’auteur s’appuie sur l’étude universitaire pointilliste des textes de Smile, proposée par Dale Carter, qui éclaire les incessantes allusions et la thématique des textes. L’analyse de certains titres ne se donne pas d’emblée et J.M. Pottier éclaire l’articulation entre texte et citations musicales.
On comprend alors peut-être mieux, la logique émotionnelle étonnante de Smile, ces fameuses sautes d’humeurs, qu’on peut attribuer au psychédélisme ambiant, à une écriture collagiste en vogue, à la prise de substance qui déstabilise, mais aussi au projet très ambitieux : aborder le destin d’un pays ! Côté textes, l’écriture de Van Dike Parks, très allusive, reste finalement à distance. Côté musique, Brian Wilson semble s’être investi à propos du destin de son pays, avec une empathie totale… Une empathie immense qui cherche à prendre en compte à tout moment les contradictions, les tensions d’un pays, les forces qui s’opposent. Cow-boys et indiens…
On distingue peut-être alors mieux en Smile, sa force inouïe et sa fragilité inhérente. Cette force, presque transcendante à l’écoute, qui va réussir à survivre malgré l’échec. Cette fragilité émotionnelle à vouloir prendre en compte simultanément toutes les contradictions, tous les Heroes and Villains…
Dans ce livre remarquable, l’investigation minutieuse, patiente de J.M. Pottier n’aura imposé aucune thèse. Elle nous aura accompagnés sur les chemins sinueux où Smile a semblé se perdre puis reprendre vie. L’ouvrage rejoint alors, discrètement, l’esprit de l’album, résolument ouvert, à toutes les contradictions. Finalement passionné !
Retrouvez Jean-marie Pottier en interview sur Smile sur Addict-Culture, dans une émission sur Nova, sur l’émission Coup de coeur sur les ondes de France Bleue.