[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e 27 décembre 1974, 42 mineurs périssaient dans la fosse Saint-Amé de Liévin-Lens, victimes d’un coup de grisou qui aurait pu être évité si les responsables avaient assuré leur devoir de sécurité. Jamais justice ne leur sera rendue… Cette année-là, le jeune Michel est fier. C’est lui qui conduit la mobylette « Bleue », la « Gulf » comme ils l’appellent, lui et son frère Jojo, 27 ans. Pour la première fois, c’est lui qui pilote. Derrière lui, Jojo qui l’enserre dans ses bras, Jojo son modèle, son aîné, qui a décidé d’entrer à la mine. Car dans cette région-là, on entre à la mine comme on entre dans les ordres : c’est la mine qui fait encore vivre la plupart des familles, c’est le charbon qui permet à la région de survivre. La mine, on lui doit tout, y compris la vie… A moins que ce ne soit le contraire. En 1974 pourtant, beaucoup de sites miniers ont déjà fermé. Les parents de Jojo et Michel habitent à saint-Vaast, une petite ferme à la campagne. Ils préféreraient que Jojo travaille dans la mécanique, mais rien n’y fait. Jojo sera mineur, c’est ce qu’il veut, c’est l’identité qu’il s’est choisie. Il a beau voir autour de lui les vieux mineurs retraités se traîner, vieillis avant l’âge, toussant leurs poumons silicosés, c’est son destin.
2014. Michel vit près de Paris avec Cécile, sa femme adorée qui va bientôt le quitter, emportée par ce qu’on appelle une longue et douloureuse maladie. Chauffeur routier, Michel n’imagine pas sa vie sans elle. Pas d’enfant, le cœur lourd de souvenirs, de colère et d’une promesse. Michel a passé toute sa vie à repenser à Jojo et à tous ceux qui ont péri dans la mine, ce jour de décembre 1974. Il a passé quarante ans à rechercher des témoignages, des preuves, des documents, des responsables et des coupables. Son garage tout entier est un véritable mausolée… Maintenant que Cécile n’est plus là, que lui reste-t-il à faire, hormis chercher la vérité, venger les victimes, exposer les coupables ?
Quarante ans, c’est bien peu au regard de l’histoire du monde. Et pourtant, pour ceux qui sont nés après 1970, le drame de Liévin semble appartenir à un autre temps. Un temps où, en France, on risquait encore sa vie pour son travail. L’hommage que rend Sorj Chalandon à ces hommes, nos pères, nos grand-pères, est en même temps un témoignage poignant, un vibrant mémorial. Pas un monument figé et solennel, mais une histoire de vies brisées, d’êtres humains sacrifiés sur l’autel du profit, dernière génération de ceux qui, des dizaines d’années durant, ont risqué leur vie pour fournir au pays l’énergie dont il avait besoin. La fin de ces 42 hommes-là, c’est aussi la fin d’un monde, que l’auteur sait faire revivre avec ses misères, sa chaleur, ses traditions et sa solidarité. De l’histoire collective, certes, mais aussi une histoire singulière, car Michel n’est pas un porte-drapeau. C’est un humain fracassé, piégé par son histoire familiale et par une colère violente et fatale.
C’est une des forces de ce livre formidable que de faire avancer parallèlement la mémoire sociale et une destinée unique. Le talent narratif de Sorj Chalandon est à son apogée lorsqu’il parvient, grâce à un retournement de situation particulièrement cruel, à insuffler à Le Jour d’avant une formidable puissance dramatique et romanesque, se préservant du même coup de toute tentation manichéenne. Comme à son habitude, il fait preuve d’une grande précision et d’une formidable clairvoyance psychologique et politique, mais aussi d’une sensibilité rare face au destin de ce personnage qu’il a inventé mais qui semble lui échapper tant il nous devient proche, même au plus fort de sa folie et de son désespoir. Le Jour d’avant, bouleversant et intelligent de bout en bout, est aussi, finalement, un roman noir. Noir comme la mort, noir comme le charbon.
Le jour d’avant de Sorj Chalandon
Paru le 23 Août 2017 aux Editions Grasset