[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#C04B3E »]A[/mks_dropcap]u creux de cet hiver 1310 qui brûle les sols tout en immobilisant la Seine, il y a une enclave où l’émancipation des âmes suffit à réchauffer les corps. En plein cœur de la Cité, dans le quartier du Marais, des murs abritent une demeure silencieuse pour celles désirant se retirer du monde bourdonnant sans pour autant l’ignorer. Le grand béguinage, fondé par Saint Louis en 1260 et sous protection royale depuis, offre un clos autonome (financièrement et religieusement) à ces « femmes inclassables, ni épouses, ni nonnes, ni totalement contemplatives ni totalement actives (…) ».
Veuves ou célibataires, jeunes filles ou déjà femmes, riches ou désargentées, répugnant au mariage ou refusant tout simplement le couvent, ces dames habitent un lieu laïc où leur piété n’est soumise à aucune règle ni autorité. Cependant, une « Grande Dame » entourée d’un cercle de femmes « sages », est élue pour quelques années afin de veiller sur cette singulière communauté. Rompues pour la plupart à l’étude et à la méditation, elles emploient également une grande partie de leur temps à des fins caritatives, acquérant ainsi un important savoir-faire médical. Les plus lettrées d’entre elles se tournent vers l’enseignement ou la traduction et copie de manuscrits, les plus manuelles quant à elles s’épanouissent dans l’entrelacement des fils de soie.
Plusieurs rangées de logis indépendants bordent un jardin que côtoient une chapelle ainsi qu’un hôpital… et c’est Ysabel, la matriarche du domaine, qui prend soin du havre et ses résidentes. Ses profondes connaissances des ressources naturelles ont fait d’elle une herboriste de premier ordre, et sa place est auprès des malades avant tout.
Ade, en revanche, est venue trouver à la mort de son mari un véritable refuge en dehors de la société.
« Le béguinage est un compromis. »
Alors que le règne de Philippe le Bel touche à sa fin, celui-ci s’acharne contre l’Ordre des Templiers, prêt à débusquer l’hérésie sous n’importe quelle capuche trop abaissée, tout comme le clergé qui traque et punit les insoumis(es). Une crise monétaire redessine les rapports de force au sein d’une population déjà sous tension, et ce sont les femmes, violentées, dénigrées, monnayées, qui en paient le prix fort.
Aussi, lorsqu’une pâle étrangère en haillons arborant la chevelure du Diable est retrouvée à la porte du béguinage, c’est la sécurité des habitantes qui est mise en péril. Les noces qu’elle semble fuir et le moine franciscain lancé à ses trousses ne font qu’accroître l’inquiétude de ses vénérables hôtesses. Maheut la Rousse est donc soignée et recueillie dans le plus grand secret.
Hélas, un malheur n’arrive jamais seul, et bientôt une odeur de bûcher, place de Grève, emplit toutes les narines : on brûle Marguerite Porete, béguine de Valenciennes, auteure d’un ouvrage hérétique ! Maheut assiste à l’insoutenable scène, permettant, à son insu, d’être reconnue par celui qui la traque…
« Mais quoi qu’il en soit, toute femme n‘étant ni épouse ni nonne est suspecte. Surtout lorsqu’elle s’acharne à prêcher, usurpant les privilèges du clergé. Et des hommes. »
Dès lors, Aline Kiner tisse une trame littéraire soignée ; les grands événements réels influent en toute légitimité sur les destins individuels des protagonistes fictifs, parant ainsi l’ouvrage d’une profondeur soyeuse. En effet, au-delà d’une intrigue certes passionnante et riche, c’est davantage la mise en lumière minutieuse et élégante de cet interstice historique trop peu relayé qui est à saluer.
Tour à tour nous sommes Ysabel la généreuse érudite, puis Ade, douce et mystérieuse, enfin Maheut, farouche éprise de liberté, même Humbert nous devient intime et essentiel.
L’écriture est à l’image du quotidien de ses héroïnes : sobre et poétique, rythmée par des métaphores empruntées à l’observation de la nature, ornée d’un bon sens philosophique, parcourue par l’humilité que confère une connaissance nécessaire à transmettre.
La nuit des béguines n’épouse donc pas simplement une volonté de vulgarisation. L’étoffe passionnée dans laquelle se drape son récit offre une promenade romanesque trépidante, où la marche frénétique de l’Histoire ralentit le pas, laissant les esprits et les cœurs disposer d’une autre temporalité pour rédiger leurs propres annales…
Tableau sensuel d’une lutte contre l’obscurantisme patriarcal résolument moderne, La nuit des béguines est à découvrir, absolument, entre deux épisodes de la série The Handmaid’s Tale.
« Ysabel sait cela : quelle que soit la petitesse de chacune de nos vies, elles relèvent toutes d’un vaste ensemble, les mouvements et les troubles de l’âme dépendent de ceux du monde, la violence ne s’arrête pas à ceux qu’elle vise, elle rebondit comme un caillou sur l’eau dure et frappe, frappe encore, les peurs collectives s’amplifient des bassesses individuelles, les grandes ambitions se conjuguent aux plus médiocres. »
La nuit des béguines, de Aline Kiner
Paru aux éditions Liana Levi, août 2017