[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]ika Fakambi : souvenir de l’été austral.
Sika Fakambi traduit des auteurs du monde anglophone, notamment pour les éditions Zulma (Notre quelque part de Nii Ayikwei Parkes, Love is Power, ou quelque chose comme ça de A. Igoni Barrett et Snapshots — Nouvelles voix du Caine Prize).
Je me souviens de mon départ d’Australie, lacrymal, le 24 décembre 1999, au cœur de l’été.
Je quittais Sydney pour rejoindre Montréal, et avant de changer de continent j’avais prévu de passer une semaine en Nouvelle-Zélande — un passage sur une île, une plongée dans la solitude, entre un monde que je quittais après l’avoir à peine découvert, l’Australie, et un monde que je m’apprêtais à découvrir, le Canada.
Presque sitôt arrivée à Auckland, désertée par une grande partie de ses habitants, partis attendre l’an 2000 sur la côte nord de la Nouvelle-Zélande, premier rivage à accueillir le nouveau millénaire, j’ai embarqué pour une courte traversée du golfe Hauraki, jusqu’à une île située à quelques encablures d’Auckland — c’était Waiheke Island, et c’était encore plus désert, et c’était exactement ce que je cherchais. Pendant une semaine, je n’ai croisé sur l’île personne d’autre que la femme presque invisible qui m’accueillait à l’auberge de jeunesse, et un homme étonné de me voir là, que j’ai croisé une fois sur la plage pendant le tour complet que je faisais de l’île chaque jour… Et de jolies maisons tout en baies vitrées et vides, nichées dans une nature exubérante et sereine, surplombant la mer. C’est un des moments les plus beaux de ma vie je crois, toute cette beauté dans toute cette solitude. C’était parfaitement triste et magnifique. Et j’ai le souvenir d’avoir eu là l’une de mes plus belles expériences de lecture de roman : c’était un livre d’Annie Proulx, The Shipping News, trouvé dans le tiroir de mon chevet à l’auberge de jeunesse de Waiheke Island, au large d’Auckland, à l’orée de l’an 2000. The Shipping News, c’est un livre extraordinaire dont mon amie Maria Kyriacou m’avait beaucoup parlé, comme de cet autre roman incroyable du même auteur, The Accordion Crimes, et de ses nouvelles, mais celui-là je ne l’avais pas encore lu, et voilà que je le trouvais là, comme un au revoir et un appel en même temps, en chemin vers ma première tempête de neige canadienne, ce roman dont je ne me rappelle pas l’histoire en détail, mais qui me laisse une impression miraculeuse pour toujours, et le souvenir que le personnage principal de l’histoire est en fait l’île de Terre-Neuve et son théâtre humain, à la fois réjouissants et terrifiants, où s’en va vivre le protagoniste, Quoyle, antihéros grotesque et merveilleux, et lui-même sans doute une métaphore de l’île.
Et puis ce détail quand même : chaque chapitre du roman a pour exergue une citation du Grand Livre des Nœuds, de Clifford Warren Ashley, une énorme encyclopédie des nœuds marins, dont la présence m’avait toujours intriguée, dans la bibliothèque de mon grand-père en France.
« Combien étaient venus ici, appuyés comme elle au bastingage ? Contemplant ce rocher au milieu de la mer. Vikings, Basques, Français, Anglais, Espagnols, Portugais. Attirés par la morue, depuis les jours lointains où les multitudes de poissons ralentissaient les navires dans leur course vers les îles aux Epices, dans leur quête des cités de l’or. La vigie rêvait de pingouin rôti ou de baies sucrées dans des corbeilles d’herbes tressées, sans rien voir d’autre que le bouillonnement des vagues, les lumières clignotant le long des rambardes. Les seules villes étaient de glace, icebergs au cœur d’aigue-marine, pierres bleues enfouies au creux de gemmes immaculées dont certains disaient qu’elles exhalaient un parfum d’amande. Enfant, elle en avait senti l’amertume.
Les éclaireurs partis à terre revenaient à bord couverts de piqûres d’insectes. De l’eau, rien que de l’eau, disaient-ils, des tourbières, des marécages, des rivières, des chapelets d’étangs peuplés de criaillements d’oiseaux. Les bateaux poursuivaient leur route, raclant le fond au détour des caps. Et les vigies distinguaient des caribous qui s’enfonçaient dans la brume. »
The Shipping News de Annie Proulx, traduit de l’anglais par Anne Damour, septembre 1988, Payot & Rivages.
En savoir plus sur Sika Fakambi
Lauréate des prix Baudelaire et Laure Bataillon pour sa traduction de Notre quelque part de Nii Ayikwei Parkes
[mks_button size= »small » title= »Retrouvez les souvenirs de lecture estivale de nos auteurs » style= »rounded » url= »http://addict-culture.com/tag/souvenir-de-lecture-estivale/ » target= »_self » bg_color= »#f5d100″ txt_color= »#000000″ icon= »fa-leanpub » icon_type= »fa »]
Merci à Sika Fakambi de nous avoir offert ce texte.