[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]éjà l’année dernière le réalisateur Guillaume Nicloux nous avait gratifié d’un film beau et mystérieux, Valley of Love, tourné dans la Vallée de la Mort en Californie. Isabelle et Gérard (un duo au somment entre Huppert et Depardieu) qui ne s’étaient pas vus depuis des années se rendaient à un étrange rendez-vous sur invitation de leur fils Michael, photographe, qu’ils avaient reçue après son suicide six mois auparavant. Situation absurde à laquelle Gérard, suant tout le film à cause de la chaleur accablante, essayait d’échapper et finit par suivre le programme avec son ex femme, Isabelle, tout en filigrane désabusée et fantomatique. Un film qui flirtait avec le cinéma de David Lynch, et qui mettait en avant la relation trouble et solaire de ces deux personnages incarnés par les deux monstres sacrés du cinéma français, il n’en reste plus beaucoup de cette trempe là.
Dans ce nouveau film tourné peu de temps après, et produit par Sylvie Pialat, Guillaume Nicloux retrouve Gérard Depardieu, magistral une nouvelle fois, pour le perdre cette fois-ci dans une forêt. Le synopsis est minimaliste : un chasseur se lève de bon matin, prend son fusil, son chien et part en forêt. Il se gare et emprunte une départementale rectiligne, une route de fin du monde. L’homme commence à marcher dans cette nature luxuriante, son chien à côté de lui qu’il appelle souvent. Le chien se perd. Ou peut-être est-ce le maître qui perd le chien. Car comment un chien peut-il se perdre ? Il peut à présent tout se passer.
Comme dans Valley Of Love on sent à présent que les fondations de la narration sont posées, c’est à dire trois fois rien, une grande liberté formelle, à commencer par le jeu de l’acteur, tout repose sur lui, Depardieu est monumental. Avec rien il est vraiment impressionnant.
Reprenons. Le film commence sur lui en caleçon réveillé par son chien qui aboie. Puis on le voit se préparer pour aller chasser en forêt, un homme ordinaire, solitaire avec pour seuls compagnons son chien et son fusil. Ça lui suffit. Lorsqu’il ne voit plus son chien, il crie son nom dans le silence puis peu à peu il s’effrite, son cri se perd, il n’y croit plus, il ne trouve non seulement pas son chien mais il se retrouve pas son chemin alors qu’il vient ici depuis toujours. Il ne reconnaît plus l’endroit. Il grimpe pour avoir une vue plus lointaine : la forêt s’étend à perte de vue comme un labyrinthe sans fin. Depardieu montre alors toute les facettes de l’humanité blottie à l’intérieur de lui.
Aller à la simplicité est pour moi un tour de force de mise en scène qui est absolument un régal. Les choses microscopiques prennent un tout autre sens, la forêt n’a pas changé, pourtant elle devient inquiétante dans le silence qu’elle renvoie au personnage joué par Depardieu. Il économise sa bouteille de Schweppes Agrumes, on repense au plan du début où il laisse la bouteille d’eau dans le coffre de la voiture. Il pensait n’en avoir pas pour longtemps. On ne sait jamais avec la vie. Car c’est ici la dimension qui moi m’intéresse, la parabole sur la vie, où la forêt peut être vue comme un purgatoire. La première nuit l’homme la passera dans une grotte, Gérard Depardieu, premier et dernier homme des cavernes, séquence culte, qui rappelle un moment le film Délivrance : et si c’est lui qui devenait la bête traquée…
Mais le film part dans une toute autre direction d’où des créatures étranges vont surgir, un jeune homme inquiétant dont on ne sait pas réellement ce qu’il fait ici, une jeune femme perdue elle-aussi, entièrement nue, elle semble flotter dans le décor, figure du fantôme qui réapparait ici.
La parabole continue, l’homme croit être dans un rêve, un cauchemar plutôt. Depardieu est immense, il souffle, il souffre, il se démène comme un beau diable, il est tour à tour plein de force, il se révolte, énervé, il ne comprend pas, on lui a volé son fusil crie t-il à qui veut bien l’entendre, mais surtout à lui même, il se découvre vulnérable, et soudain redevient peureux comme un enfant, seul, il se parle à lui même, à nous. Nicloux et Depardieu ensemble font des miracles : quelle bonne idée que ce travail sur le corps de l’acteur (alors qu’à Hollywood la chirurgie esthétique fait des ravages) ! Ici l’acteur est le roi d’un territoire dévasté où la nature a repris le trône, et à laquelle on se rend plein d’humilité. Comme le corps de Depardieu que l’on connaît si bien à travers sa filmographie et qu’on connaît si peu, ici exposé dans toute sa fragilité et son humanité quand il rend les armes et prend l’apparence d’un ogre échappé d’un conte burlesque, monstrueux et magnifique à la fois. Fort, armé, puissant au début du film, il devient prisonnier à l’extérieur d’un monde qu’il ne reconnaît plus sien. On peut y pénétrer plein de certitudes, d’arrogance parfois, mais l’homme va apprendre l’humilité face à plus grand que lui. Tout le reste. Ce qui le dépasse. La fin est vertigineuse et glaçante.
The End. Un thriller, un trip mystique, une fable comique, un bijou de film noir. Un pur geste de cinéma, intriguant, singulier, et je me dis pourvu que ces deux-là refassent un film, ils sont inspirés ensemble. Nicloux devient en deux films un cinéaste que j’ai à nouveau envie de suivre (son dernier film marquant était pour moi Cette femme-là en 2003). Depardieu est tout simplement le plus grand acteur français vivant.
Et un petit mot aussi pour glisser ici que je trouve vraiment dommage que ce film ne sorte pas en salles, je l’ai appris en préparant cet article, le film sort en e-cinéma sur le Net donc, à l’heure où les salles sont envahies de films plus mauvais les uns que les autres venant d’un Hollywood essoufflé qui nous sort x films de super héros et des franchises qui se ressemblent toutes, c’est typiquement le genre de film qui se vit comme une expérience de cinéma, il nécessite pour moi un grand écran (j’ai eu cette chance), pour se perdre avec Depardieu dans cette forêt hostile.
Le Cinéma doit être rendu au cinéma !