[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]ue peuvent bien encore avoir à dire les fondateurs du duo The Kills, composé de la chanteuse américaine Alison Mosshart et du guitariste anglais Jamie Hince, plus de quinze ans après leurs débuts ? Pour rappel, leur association circonstancielle, à l’aube des années 2000, contribua à un renouveau indie rock dont ils furent parmi les plus brillants représentants : leur tout premier album, le sauvage Keep On Your Mean Side, inaugura en 2003 sous les meilleurs auspices une complicité symbiotique et fructueuse, placée sous le signe du feu des six-cordes et de la tension sexuelle, calée sur les séquences explosives d’une boîte à rythmes complice, qui tiendrait de bonne grâce la chandelle.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ependant, à cette époque, c’est un autre tandem qui a les faveurs du grand public : les White Stripes de Detroit viennent en effet de sortir leur quatrième disque Elephant qui, emmené par le méga-tube Seven Nation Army, consacrera ses auteurs en superstars improbables. Si la comparaison entre les deux groupes sera alors un peu systématique (deux binômes mixtes, une économie de moyens, un gros son qui cogne), elle constituera surtout un raccourci rapide et pour tout dire, assez injuste : si la musique de Jack et Meg White taillait alors sa route entre le garage rock cradingue et les fulgurances blues de Led Zeppelin, celle des Kills s’avérait nettement plus élastique, combinant la rage de la PJ Harvey de Rid Of Me, le bruit lourd de Royal Trux et la torpeur des premiers Suicide.
Par ailleurs, si la guitare de Jack White (personnalité ô combien complexe, discutée voire discutable, dont je ne vais pas dresser ici le panégyrique, mon aimable confrère DavCom s’en étant déjà brillamment chargé ici) se laissera volontiers aller à d’acrobatiques démonstrations de virtuosité électrique, celle de Jamie Hince évoluera sur un terrain nettement moins spectaculaire : peu porté sur l’exubérance, son style est davantage celui d’un ambianceur, dont les attaques et les salves parviennent, parfois en un seul accord, à dresser des paysages sonores prodigieux et à passer d’une émotion à l’autre en jouant avec la répartition des silences et la dynamique suscitée. Un peu comme s’il avait adapté à son rock noir et ombrageux le fameux adage de la légende jazz Miles Davis : « It’s not the notes you play, it’s the notes you don’t play. » (« Ce qui compte ce n’est pas ce que tu joues, mais ce que tu ne joues pas »).
En outre, le groupe se taillera, malgré l’ascétisme de sa formule, une réputation scénique méritée : en live, l’ambiguïté de leurs échanges, déjà torrides sur disque, prend encore davantage d’ampleur, accentuée par la gestuelle possédée d’Alison Mosshart et le mojo ensorceleur de Jamie Hince, comme en atteste la prestation incendiaire ci-dessous, livrée dans nos contrées il y a une dizaine d’années. A se demander comment ils se retiennent de tout arrêter pour se jeter l’un sur l’autre : si cet amour-là est un déserteur, il a dû rallier la milice secrète du sexe le plus débridé.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]u fil des disques qui suivront, le duo parviendra à faire évoluer sa formule tout en conservant son éthique de travail : le No Wow de 2005 se montrera plus aride mais aussi plus tranchant que le premier album, le Midnight Boom de 2008 les verra se frotter à une production plus clinquante mais aussi plus efficace, tandis que le dernier album en date, le Blood Pressures de 2011, les verra revenir à l’implacabilité des débuts, troquant la frugalité du son pour une puissance toute monolithique.
Tout en maintenant la ligne intangible du « noir c’est noir », certains titres s’aventureront cependant sur des pistes étonnantes sans remettre en jeu l’intégrité de leurs protagonistes : No Wow, avec le vrombissement de sa rythmique obsédante, sera régulièrement jouée dans les sets de l’exigeant DJ électro Ivan Smagghe, et ne déparera pas au milieu des sélections techno minimales dont il a par ailleurs le secret, tandis que le single Satellite s’ouvrira au reggae à la façon des Clash, samplant le légendaire Fisherman des Congos pour un crossover efficace et convaincant.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]arallèlement à son implication dans le duo, Alison Mosshart prend quelques libertés en allant batifoler avec d’autres formations (participant au Meds de Placebo ou prêtant sa voix à la dernière mouture des Gang Of Four le temps d’un tubesque England’s In My Bones, pour ne citer que deux exemples parmi une foultitude d’autres) et, surtout, cofondera avec Jack White (oui, encore lui) le super-groupe blues rock Dead Weather, qui rencontrera un certain succès à l’international (trois albums au compteur à ce jour, tout de même). Pour sa part, Jamie Hince se fera malheureusement nettement plus discret, sur le plan musical du moins : son union avec la top model Kate Moss fera la une des médias (et pas toujours les plus nobles), le plaçant dans la difficile position d’être surexposé par sa situation maritale tout en voyant son aura minorée par celle, nettement plus envahissante, de sa star planétaire d’épouse.
Compte tenu de ce contexte, il y avait fort à craindre que les liens de la paire ne se distendent, et que la fin des Kills ne soit qu’une conséquence logique des occupations annexes de ses membres. Ajoutons à cela l’accident qui coûtera à Jamie Hince l’usage d’un doigt et le contraindra à adapter son jeu à cette douloureuse situation, et il devint alors presque inévitable de conclure à la prolongation sine die de la mise en veille du combo.
Ce fut donc une agréable nouvelle d’apprendre, il y a quelques mois, que le duo s’était recomposé, avec la sortie imminente d’un cinquième album à la clé, au titre aussi limpide que mystérieux : Ash & Ice, la cendre et la glace, on allait voir ce qu’on allait voir.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]i le premier extrait dévoilé avait de quoi surprendre, il allait surtout appuyer sur un point majeur de l’intérêt de la musique des Kills en général, et de la pertinence de leur retour en 2016 en particulier : sans rien renier de leurs fondamentaux (serait-ce seulement possible ?), le tandem réaffirme son goût pour l’ouverture à d’autres genres et pour les passerelles inattendues.
En effet, les premières secondes de Doing It To Death (qui ouvre d’ailleurs judicieusement l’album lui-même) évoquent irrémédiablement les productions lascives et urbaines de l’incontournable producteur r’n’b Timbaland, qui fit des miracles aux manettes des disques de la grande Missy Elliott, de la regrettée Aaliyah ou plus récemment de l’illustre Justin Timberlake. Si Alison et Jamie avaient déjà frayé, par le passé, avec les sonorités hip hop (on se souvient encore du beat lourd du massif U.R.A. Fever et de ses scratches implacables), le single pousse l’hommage jusqu’à la scansion même de la chanteuse, dont les « oh oh oh » du refrain sont soutenus sans frémir par la guitare d’airain de son comparse, reconnaissable entre mille.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]vant d’aller plus avant à la découverte de ce nouvel album, il convient de rappeler l’expérience des Kills en matière de collaboration extérieure : après les deux premiers albums, nos deux amis avaient souhaité faire rentrer un peu d’air frais dans la relative frugalité de leur formule, sans en changer drastiquement l’instrumentation mais en s’adjoignant les services d’un producteur alors en vogue, Alex Epton, alias XXXChange, responsable du remarqué premier album du rappeur Spank Rock, ce YoYoYoYoYo ultra-suggestif, qui mêlait avec doigté le son de Baltimore, les rythmiques du hip hop et les codes de l’électro pour un résultat explosif.
Si le disque correspondant, le très réussi Midnight Boom, contribua alors à accroître la renommée du duo, il leur laissera malgré tout un goût quelque peu amer : l’association semble s’être faite dans la douleur, et Jamie Hince s’était alors promis que plus personne ne toucherait au coeur de leur musique. Pourtant, au risque de le contredire, l’alliage entre la sexualité effervescente de leur démarche et l’écrin futuriste taillé par leur acolyte temporaire fit des merveilles, en particulier sur la syncope funky du roboratif Cheap And Cheerful, qui apparaîtra alors au générique de nombreuses séries télévisées de l’époque.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]i cette expérience humainement mitigée conduisit les Kills à revenir à leurs fondamentaux et à reprendre le contrôle exclusif de la production de l’album suivant, le puissant mais plus classique Blood Pressures, il semble que le duo se soit finalement rappelé, pour ce Ash & Ice qui sort cinq ans plus tard, que le groove inhérent à leur musique ne demandait qu’à être stimulé pour sortir au grand jour. Ainsi, outre ce Doing It To Death chaloupé, on retrouvera ici une inclinaison vers le dub (sur l’hypnotique Days Of Why And How) ou là une rythmique insidieusement dance rock (sur le viscéralement remuant Heart Of A Dog).
Mais plus encore que l’éclectisme à présent affiché de leur marque, si ce nouvel album célèbre une chose, c’est bien le retour au top de sa forme de Jamie Hince, en tant que créateur de climats étourdissants et de sonorités abrasives, armé de sa seule guitare : ainsi, le génial Hard Habit To Break est-il traversé par une tension reptilienne avant que la six-cordes n’explose en déflagrations évoquant littéralement une rafale de mitrailleuse, le saccadé Black Tar fait pour sa part écho au jeu haché et magnétique d’Andy Gill (membre clé des anglais de Gang Of Four, mentionnés plus haut) tandis que la couleur presque rockabilly du final Whirling Eye invoque le fantôme des Cramps pour une séance de spiritisme bien allumée. Citons enfin la cavalcade effrénée et haletante de Siberian Nights, au son des sirènes oppressantes d’un sample des pionnières post-punk ESG (tiré de leur mythique UFO), sur lequel le guitariste donne toute la mesure de son inventivité inentamée, laissant son instrument courir, ralentir, se cacher et réapparaître comme par magie au détour de chaque mesure ou presque.
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]e surtout pas croire que sa complice Alison Mosshart soit en reste de quelque manière que ce soit : il se trouve juste que dans son cas, et vu son activité foisonnante des dernières années, on se faisait moins de souci. Ici, la belle feule, grogne et hurle comme jamais, mais trouve aussi l’occasion de se faire plus apaisante et consolante, comme sur le surprenant That Love, mené par un subtil attelage acoustique (si si), dont les paroles semblent directement adressées à son partenaire musical, évoquant d’une façon franche et brutale ses déboires conjugaux : « That love you’re in is a fuckin’ joke » (« Cet amour que tu vis est une putain de blague »).
Même lorsque la musique se fait moins directe, elle trouve le moyen de montrer les crocs, et de mordre à la gorge qui se mettrait en travers de sa route : sur le presque dancehall Let It Drop, la salve « You’re giving me reasons to turn my teardrops into death threats » (« Tu me donnes des raisons de changer mes larmes en menaces de mort ») est aussi explicite que son exécution semble assurée, comme une promesse indélébile. C’était déjà bien joli, il y a treize ans maintenant, de chanter le délicat Fuck The People (« Que les gens aillent se faire foutre », en gros), mais les Kills semblent dorénavant vouloir s’appliquer à justifier dans le détail cet adage.
Loin de constituer un retour au bercail rassurant et pépère pour l’un comme pour l’autre, ce Ash & Ice est la confirmation, jusqu’à la gravure dans le marbre, que cette association, malgré leur différence d’âge d’une décennie, est toujours aussi solide, et que nous ne sommes pas prêts de nous lasser d’elle. Même si c’est dans la blessure (au propre comme au figuré) de l’un que l’autre semble puiser la force et la volonté de protéger leur fragile alchimie du monde extérieur.
Car voilà où nous en en sommes, en 2016, avec ce duo-là : si leurs débuts suscitaient des questionnements sur l’ambiguïté de leur relation, jusqu’à en faire parfois le centre névralgique de leur musique, le mariage people de l’un et la suractivité endiablée de l’autre ont (temporairement ?) dissipé tout malentendu. Mais l’intérêt majeur de leur complicité, lui, reste bien intact : si, du brasier initial qui leur servit de matrice, ne subsiste aujourd’hui que la magnifique cendre, la glace qui sert d’abaque intangible à leur improbable mais fier édifice, elle, n’est pas prête de fondre.
Et les connaisseurs savent bien qu’elle brûle encore davantage.
Ash & Ice est disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 3 juin 2016, via le label Domino Recording.
The Kills seront en concert le 14 juin à Clermont-Ferrand (La Coopérative De Mai), le 1er juillet à Coulau (Garorock Festival), le 2 juillet à Hérouville-Saint-Clair (Festival Beauregard), le 3 juillet à Belfort (Les Eurockéennes), le 14 juillet à Carhaix (Festival Les Vieilles Charrues), le 15 juillet à Biarritz (Big Festival), les 18 et 19 octobre à Paris (Olympia), le 31 octobre à Lyon (Le Radient), le 7 novembre à Ramonville-Saint-Agne (Le Bikini), le 8 novembre à Nantes (Le Stereolux) et le 14 novembre 2016 au Mans (Festival Bebop).
Site Officiel The Kills – Facebook Officiel – Site Officiel Domino Recording France
(Photo bandeau : Kenneth Cappello.)