[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]resque tous sont pauvres ici. Papous ou Indonésiens. Ils cherchent à s’enrichir. Dans les pas desquels devons nous marcher?
Pak Sutrisno, quittant son pays natal pour faire fortune à Timika ?
Kelly Kwalik, symbole de la résistance Papou, armée puis pacifique ?
Encore Alfons ou Bambang ? Le premier qui veut aussi la résistance à l’occupant mais s’embrouille, se perd, s’allie avec les mauvaises personnes ? L’autre qui ne fait que des affaires, sans sentiments mais avec ruses et violences.
Nicolas Rouillé nous emporte totalement dans son récit, dans ces 500 pages intenses, belles et cruelles à l’égard du destin de ces personnages.
Timika est un roman chorale qui fait entendre les voix de ces hommes et femmes. Pas de manichéisme ici. Si l’auteur a sûrement son avis, il ne le donne pas et traite chacun de ses personnages de la même façon. Tous ont du bon en eux. Du mauvais également. Peut-être, seul Bambang est le vrai méchant de l’histoire.
… les Indonésiens nous entourent et pourtant ils ne nous voient pas. Lorsque nous restons fidèles à nos traditions et à nos croyances, lorsque nous ne cherchons pas à les imiter, nous sommes invisibles; lorsque nous suivons leur exemple, nous sommes comme des morts.
Fiction oui. Mais pas seulement. Rouillé s’appuie sur des faits réels et documentés qu’il propose dans les dernières pages. Nous les lisons effarés même si nous avions déjà une idée des ravages. La colonisation de la Papouasie par l’Indonésie prend encore plus forme dans notre esprit. La pire des colonisations. L’intervention des États-Unis pour permettre à la compagnie Freeport d’exploiter une gigantesque mine d’or, sous protection de l’armée indonésienne. De l’argent à flot mais évidemment pas pour tout le monde. Les Papous ne grappillent que les miettes et les restes de leur pays exploité. Orpailleurs chassant dans la rivière la poussière d’or. Délaissant leurs traditions, devenant finalement comme les indonésiens.
Il comprenait la révolte de ces jeunes à qui on avait demandé de renoncer à la violence et de croire au dialogue. À peine avaient-ils déposé les armes que l’on assassinait Theys Eluay, le seul en mesure de négocier avec le gouvernement indonésien. Comment croire encore à la non-violence? Le gouvernement portait une énorme responsabilité dans la situation actuelle. il n’investissait rien dans cette province qui restait la plus pauvre bien qu’elle fût la plus riche, il laissait l’armée réprimer la population et les entreprises piller les richesses. La corruption était un fléau qui rongeait l’Indonésie, et à présent la Papouasie. Dès qu’un Papou accédait à une fonction dans le gouvernement local, on pouvait être sûr qu’il se salissait les mains, Theys Eluay n’avait pas fait exception. La démission de Suharto n’avait rien changé: le dictateur avait disparu, le système perdurait depuis dix ans. Il fallait absolument que la Papouasie se sépare de l’Indonésie, sur ce point il rejoignait Alfons. Mais dans quelles conditions ? Pour que se taisent les armes, les idées devaient parler et elles devaient parler plus fort que les fusils. Il fallait commencer par désarmer les esprits, sinon on retomberait fatalement dans la même violence encore et encore. Ses forces étaient bien limitées, hélas, face à l’ampleur de la tâche et comme si cela ne suffisait pas, les forcées vives de son pays étaient fauchées par le sida, cet atroce fléau qui faisait des ravages.
Magouilles, corruption et surtout pollution extrêmement forte de la part de Freeport qui déverse tout dans la rivière. Tout cela sans que personne n’intervienne. Chacun y trouve son compte. Sauf les Papous.
Cette zone entre montagnes et mangrove qui s’étalait sur ces centaines et des centaines de kilomètres d’ouest en est, cette zone de forêt impaludée, impropre à vivre, était traditionnellement un territoire de chasse pour lequel s’affrontaient sporadiquement les tribus autochtones, et si l’arrivée de Freeport quarante ans plus tôt avait bouleversé les équilibres, cette zone, fortement anthropisée à présent, restait dans une certaine mesure un vaste territoire de chasse, enjeu de conflits à une autre échelle et autrement meurtriers.
Nicolas Rouillé nous conte un peuple à l’agonie. Dont certains représentants résistent malgré tout, comme ils le peuvent. À l’image des formidables personnages de Kelly Kwalik et de son fils spirituel Alfons. Destins brisés dont nous suivons une bonne partie du parcours.
La source de toute cette souffrance était l’or que Dieu avait placé dans les montagnes pour leur malheur. Sans l’or, jamais les États-Unis et Freeport ne se seraient intéressés à la Papouasie, et l’Indonésie n’aurait pas envoyé l’armée pour protéger les biens américains. Sans l’or, les Indonésiens ne débarqueraient pas chaque semaine par centaines, par milliers, pour faire fortune. L’or les rendait tous fous, migrants comme Papou.
Timika peut être lu comme un grand roman politique, comme un essai sociologique écologique mais aussi comme un roman d’aventure (même si beaucoup de faits sont réels). C’est un livre halluciné, hallucinant qui suinte la chaleur, la pluie de ce coin ignoré du monde et à l’image de Pak Sutrisno qui, à peine arrivé à Timika, dès la première page, perd une de ses tongs dans la boue, nous sommes aussi embarqués, de gré ou de force par la puissance narrative de Nicolas Rouillé.