[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a différentes manières d’appréhender l’art en général et, notamment dans le cas présent, la musique en particulier. Cela va de l’auditeur curieux de tout à ceux qui s’en imprègnent de façon très immersive, comme quand on entre en communion. À moins d’habiter dans une lointaine galaxie, vous êtes depuis peu au courant que Tool vient tout juste de sortir un nouvel album, leur cinquième, intitulé Fear Inoculum, après plus de treize années d’absence discographique. Treize années où bon nombre de spéculations auront fait parler d’elles, rendant parfois fous les fans transis qui n’en pouvaient plus d’attendre ce qui s’apparentait de plus en plus à une chimère. La plus extrême de ces tensions aura été l’envoi de lettres de menaces de mort vers le chanteur Maynard James Keenan, accusé par les plus extrémistes de freiner la sortie de l’album tant attendu.
Il faut dire que Tool n’est pas vraiment un groupe comme les autres, faisant l’objet d’une adoration sans bornes de ceux qui ont vu là-dedans la réincarnation divine d’une sainte généalogie Rock – Alternatif – Emo – Metal – Progressif. Pour les autres, il ne s’agit ni plus ni moins qu’un groupe au concept fumeux impliquant la pseudo philosophie de la Lacrymologie, prétexte à de la musique chiante. Il faut dire que l’explication un rien prétentieuse de Keenan, qui définit le groupe comme étant « un outil (Tool) qui ressemble à une grosse bite et une clé à molette pouvant servir à chacun de catalyseur pour tout ce que l’on recherche à atteindre », n’arrange rien à l’affaire. Après tout, on parle toujours bien de musique, qui sera jouée sur scène devant un parterre de milliers de fans buvant de la bière devant de multiples écrans, prétextes au groupe pour diffuser les bricolages vidéos du guitariste Adam Jones, qui fut un temps un technicien spécialisé dans les effets spéciaux au cinéma, notamment pour Jurassic Park, Predator II et autres joyeusetés du genre.
Et la musique dans tout ça ? Lorsqu’un disque est attendu depuis une éternité, et les exemples sont légion, une certaine appréhension est légitime lorsque l’on pose l’album sur la platine. Enfin, façon de parler, car pour l’instant, à part un CD high tech à 80 balles au bas mot, avec écran incorporé dans la pochette gatefold et livré avec un plantureux livret, rien de physique n’est encore disponible pour le commun des mortels. Ceci pour le contenant. Pour le contenu, c’est très simple : Tool fait du Tool. Ni plus, ni moins. L’album est très atmosphérique, donnant la part belle à la section rythmique composée du batteur Danny Carey qui, à bientôt 60 ans, faut-il le rappeler, reste un batteur exceptionnel, et à l’Anglais mais aussi le cadet du groupe, le bassiste Justin Chancellor, incroyable de virtuosité. Keenan restant égal à lui-même et Adam Jones se faisant surtout plaisir sur 7empest, le titre de clôture.
Davcom
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]U[/mks_dropcap]ne fois le décor planté, que faut-il retenir de cette quasi-arlésienne qui aura finalement nourri autant de fantasmes qu’il y a de grains de sable dans le désert de Mojave ? Dès la discrète entrée en matière, c’est un frémissement qui vient poindre le bout de son nez. Les ondulations mystérieuses de Fear Inoculum (le titre qui prête son nom à la nouvelle livraison) lorgnent sur une sensation orientale dont les percussions deviennent le moyen de locomotion le plus accompli afin de nous guider vers les recoins d’un voyage aux vibrations envahissant la surface de nos auditoriums. Les incisions chaloupent et gravissent, au fil des secondes, des pentes de plus en plus abruptes. Le découpage est une fois encore hyper précis, les strates gonflées d’effets ad hoc se hissent à la hauteur d’une transition qui impulse des élans métalliques pour mieux amplifier la substance préfigurant l’enfilade d’autres morceaux à rallonge.
Dans la foulée, Pneuma déverse ses saccades extra-larges. C’est la mécanique du lourd qui est en marche, mais qui nous permet bizarrement de planer histoire d’admirer le panorama. Tool ne renie pas son obsession pour l’imbrication des sons, et se permet l’audace de robotiser le chant de sa tête de proue, au sein d’une périlleuse incongruité finalement pas si mal acoquinée avec une trame instrumentale royalement martelée (Invicible).
L’alourdissement de la transe s’expose en fin de compte sur une impression de poupées russes inversées : plus on découvre la suite et plus nous sommes propulsés vers le gigantisme ! J’en veux pour preuve l’excellente plage intitulée Descending qui nous offre littéralement une introduction menée aux bras d’un scaphandrier, avant qu’une charge émotionnelle abyssale ne sursaute dans un réflexe héroïque. Ici, Adam Jones nous gratifie d’un panel plein de dextérité, s’accommodant autant de ses quelques ronflements de guitare que de grincements et autres séries tricotées avec finesse. De concert, le reste de la troupe s’amuse avec des ornements pharaoniques subtilement pensés… Aussi à l’aise dans l’élasticité des mélodies que pour engendrer des effilochages plus tendus.
Idem avec Culling Voices dont les reflux quasi mystiques s’installent tranquillement, chaque pièce de l’élément venant se poser sur une prose qui exhibe sa psychologie intrigante à l’égard des pourvoyeurs de vastes procès d’intention.
Vous allez me dire, comme judicieusement indiqué dans le propos liminaire, du brio certes mais rien de vraiment neuf sous les étoiles ? C’était sans compter Chocolate Chip Trip, véritable fourmilière géante, infectée inlassablement de spirales hallucinogènes, combinées aux percussions hallucinantes de Danny Carey (on notera la prouesse exemplaire de son solo de « tatapoum » aussi adroit que percutant).
Les dernières séquences balancées par 7empest viennent alors ferrer la bestiole d’un salutaire coup de booster, tel le miroitement de mille feux de Bengale. Les roulements sont lourds et dingues… J’ai envie de dire en guise de parfait parallélisme avec une humeur désormais dépourvue de ses brides.
En bref, Tool n’invente rien de novateur mais l’affiche avec une telle maîtrise, tant technique qu’artistique, qu’on ne peut que s’incliner face à la robustesse et, surtout, la justesse du labeur. Que pourrions-nous à la rigueur leur reprocher ? De nous avoir fait languir plus d’une décennie…
Ivlo Dark