une certaine manière de faire des nouvelles consiste à condenser et tendre le schéma narratif vers une sorte de chute, un effet de surprise, une conclusion. Chez Tove Jansson l’art du bref, du suspendu, de l’entraperçu, qui structure déjà pour partie certains de ces textes longs, ne cherche aucunement ce point ultime, bien au contraire. Peut-être, comme dans le voyage dont il sera ici beaucoup question, le plus important, l’essentiel, se situe-t-il dans le processus, le comment et non dans un quelconque but à atteindre.
Voyages sans bagages qui parait en cette rentrée d’hiver aux éditions La Peuplade qui ont entrepris depuis 2019 de publier ou republier (comme ici certaines de ces nouvelles) l’œuvre de l’autrice finlandaise mondialement connue pour ses illustrations, ses Moumines, est un recueil de quatorze textes dont la nouvelle éponyme donne assez bien le ton. Son personnage central a décidé de tout abandonner, de faire ce que nous avons tous rêvé de faire un jour (enfin presque), partir, sans laisser d’adresse, sans retour, en regardant juste devant jamais derrière. Pourtant les amarres sont solides surtout quand elles se matérialisent sous la forme de nos contemporains, de ceux qui veulent maintenir le dialogue, qui veulent à tout prix forcer l’autre à poursuivre cette sociabilité qu’il cherche tant à fuir. Et si d’ailleurs c’était ce qu’on pensait fuir qui nous était le plus nécessaire, ce dont on manque le plus…
Les personnages de Tove Jansson prennent beaucoup le bateau, parfois l’avion et souvent dévient de leur trajectoire, renoncent à arriver, ou font autre chose. C’est le cas de ce père parti retrouver un fils et qui se fera un ami, de cette marraine partie en Espagne et qui s’improvise conciliatrice de différents de voisinage. On engage une action, on se fixe un objectif, mais rapidement chez l’autrice finlandaise on bifurque, dévie, on se retrouve là où on n’avait pas prévu d’aller. Mais si c’est vrai pour les personnages, c’est également vrai pour le lecteur que ces embranchements ne manquent pas de questionner. On se déplace géographiquement certes mais aussi mentalement car la trajectoire du voyage est surtout et peut-être prioritairement une trajectoire mentale.
« Casimir arriva. Le même cri perçant obstiné, les mêmes ailes fortes et douces qui balayaient son visage, qui lui touchaient la main, elle éclata de rire bruyamment, laissa tomber le bol et attrapa l’oiseau à deux mains malgré la violente résistance des ailes. C’était comme elle se l’était imaginé, exactement comme cela, soyeux et ferme, une grande force vive prisonnière entre ses mains. Tout à coup, étonnamment, la joie rare et furieuse de l’étreinte la traversa en quelques secondes, la laissant à bout de souffle alors que le grand oiseau se tordit hors de sa prise et plana au-dessus du rivage avant de disparaître. Le calme revint. Elsa resta plantée là sans se retourner.
Arne déclara d’une voix distante et sèche:
– Je vous ai vus. »
─ Tove Jansson, Voyages sans bagages
Si le besoin de lâcher quelque chose, une certaine tendance au délestage sont patents et rappellent ce que l’on pouvait ressentir à la lecture du très beau Fair-play, cette exigence à devenir plus aérien, n’empêche pas ces nouvelles de traverser certains de nos gouffres contemporains. Beaucoup des personnages de Tove Jansson sont en effet dangereusement penchés au dessus du vide. Vide d’une existence, vide d’amour, vide de sens de ce qu’on a entrepris dans une vie, vide nécessaire pour lutter contre le trop plein, vide laissé par la bulle de nos rêves quand ils ont éclatés, vide ressenti quand une autre a pris votre place, votre vie. Et d’ailleurs vivre ne consiste-t-il pas in fine à parvenir à apprivoiser ces vides qui apparaissent en creux de nos voyages, comme se matérialisent les accidents du relief au cours d’une belle promenade en montagne…
La plume de Tove Jansson se fait tout à la fois oblique et directe, mêle en un mouvement sensation et idée. On est successivement bousculé ou caressé par une phrase, une image; ému par le regard d’un personne ou celui d’un oiseau et on voit soudainement quelque chose s’ouvrir, se détendre, apparaître. Délicates et grinçantes, étranges ou déroutantes, mais aussi et souvent pleine d’humour, ces nouvelles sont comme les souvenirs de voyage, imprévisibles, graves et évanescents, des instantanés pris par une des voix les plus originales et désormais éteinte de la littérature finlandaise de langue suédoise.