Michael Cunningham restera pour moi l’auteur du remarquable Les Heures, prix Pulitzer en 1999, un roman qui se targuait ni plus ni moins de donner une suite ou un contrepoint à l’œuvre encore plus magistrale de Virginia Woolf, Mrs Dalloway. Je ne l’avais pas lu depuis cette époque alors que plusieurs de ses romans ont été traduits en français, un peu inquiète, j’avoue, d’une éventuelle déception. Mais voilà j’ai craqué et viens de lire pour vous et avec un très grand plaisir son dernier roman traduit, Un jour d’Avril, publié au Seuil. Avec ce texte, Michael Cunningham ne déroge pas au mode narratif qui le rapproche effectivement des écrivains du flux de conscience, c’est à dire de ce courant qui avait pour ambition de retranscrire aussi précisément que possible notre vie intérieure, ce monologue hallucinant que nous tenons de manière ininterrompue avec nous même, de notre naissance à notre mort.
Dans Un jour d’avril, Michael Cunningham nous rapporte trois journées du 5 avril, espacées entre-elles d’une année, celle de 2019, celle de 2020 dans un contexte international de crise sanitaire absolument inédit, et celle de 2021. Nous passons ces trois journées dans une famille de Brooklyn où tout va tout à la fois encore à peu près bien mais également déjà un peu mal. La famille c’est Isabel et Dan, les parents, couple au bord de la crise; les enfants Nathan et Violet, dont l’écart d’âge et les caractères aux antipodes maximisent les frictions; et le frère d’Isabel, Robbie, qui partage avec eux quatre une zone de la maison que sa sœur souhaiterait qu’il libère afin de pouvoir donner à chacun des enfants leur propre espace.
Une fois ce contexte posé, l’immense talent d’écriture de Michael Cunningham se propage immédiatement sur le texte et y appose sa marque. Bien loin de nous faire accéder à cette histoire de manière classique, l’auteur ne va la construire qu’à partir des ressentis et émotions des protagonistes. Il délaisse bien souvent la description à proprement parler de ce qui se passe dans l’histoire pour nous dire ce que les uns et les autres disent, pensent, sentent, se remémorent etc… à propos de ce qui leur arrive. Plus précisément encore, c’est à travers ce qu’ils expriment, vivent, soit en temps immédiat, soit par un jeu subtil de flashbacks que nous pouvons petit à petit accéder et reconstruire les faits qui se sont produits ou se déroulent, comme si un fil invisible suivait les non dits des personnages, juxtaposaient les visions inconciliables ou les versions différentes d’un même moment de leur vie. L’auteur le crie sans nous le dire, peu importe ce que nous vivons, notre vie est fondamentalement ce que nous ressentons, et c’est ce qu’il importe de faire apparaître.
Nous voyageons donc alternativement au plus profond de chacun de chacun des personnages, passant des déceptions amoureuses de Robbie, aux premiers émois adolescents de Nathan, tout en pénétrant dans la tête d’une petite fille de cinq ans un peu fantasque ou dans la tête d’un musicien raté en mal d’un retour de carrière, ce dont sa working girl d’épouse se passerait volontiers, convaincue depuis longtemps de sa définitive médiocrité.
« Il avait paru raisonnable pour elle, jusqu’à il y a peu, de s’attendre à avoir davantage, car ce davantage existait. À présent, elle était comme la femme du conte de fées qui présente d’autres souhaits au poisson magique, encore et encore, jusqu’à ce que le poisson se fatigue d’elle et lui reprenne tout.
Elle ne sait pas au juste quand elle a cessé d’être le personnage central de sa propre histoire et est devenue, à la place, la sœur envieuse et cupide, sa propre jumelle de l’ombre, celle à qui tout a été donné et qui pourtant continue de râler, C’est pas assez.
N’empêche, elle ne s’attendait pas à pleurer un jour dans le métro. »
─ Michael Cunningham, Un jour d’avril
Mais il y a voyage et voyage. Celui que nous propose l’auteur américain est une subtile et parfois grinçante exploration de nos zones d’ombre, de nos pulsions violentes inavouables, de nos plus amères désillusions. Entre chacune des trois parties qui correspondent aux trois journées relatées, la configuration familiale aura dû faire face à des ruptures, des remaniements qui modifieront les équilibres en présence. C’est réellement avec grâce et une justesse étonnante que Michael Cunningham nous permet d’accéder à ce qui se trouve modifié chez chaque membre de la famille, comment il est obligé de reconfigurer son monde intérieur pour intégrer la nouvelle donne et poursuivre sa trajectoire.
Parmi ce que l’auteur d’Un jour d’avril arrive le mieux à nous faire toucher du doigt, il y a notamment cette relation ambigüe et un peu absurde que notre monde intérieur entretient avec le monde matériel qui nous entoure, avec ces objets qui nous accompagnent et qui nous définissent en creux, comme le ferait la trace que nous laisserions sur un canapé après l’avoir quitté. Ces adhérences de nos vies sont admirablement décrites dans le superbe et émouvant chapitre où Robbie prépare son déménagement et où un simple inventaire à la Prévert de quelques objets semble finalement suffire à résumer une vie. Ce sont aussi les robes de princesses de la petite Violet, toutes imprégnées de l’amour que lui porte son oncle qui les lui offre, robes qui lui permettent de franchir la limite si difficile à dépasser entre soi et les autres, qui constituent une enveloppe protectrice pour supporter les affres de l’altérité.
« Même si Robbie n’est pas encore en train de faire ses cartons, il a commencé à trier les petits objets, ceux qui traînent depuis longtemps derrière un livre de la bibliothèque ou au fond d’un tiroir rarement ouvert. Robbie vétéran de nombreux changements d’adresse a appris qu’avant que le processus de déménagement s’enclenche pour de bon, avant que le canapé et les tables et le lit soient chargés à bord d’un camion loué sur le site TaskRabbit, un appartement, n’importe quel appartement aussi minuscule soit-il, paraît tout de même composé d’innombrables objets, généralement sans importance, des articles qui pendant l’essentiel de leur interminable existence inanimée ne font que se déplacer d’un endroit à l’autre. Ils ont été acquis pour des raisons valables mais, depuis longtemps, n’existent plus qu’à des fins de transit. Ils ne sont tenus dans les mains et examinés qu’au moment d’être transportés jusqu’à leur prochaine résidence.. »
─ Michael Cunningham, Un jour d’avril
Il n’y a bien sûr pas de vies sans malheur, sans désamour, sans crainte et souffrance (mais je ne peux raconter pour ne pas vous spoiler l’intrigue). Les personnages de ce texte fort attachant Un jour d’avril vont rencontrer tout cela, ou plutôt ils vont éprouver tout cela et nous le dire, nous le dire à demi mots ou même parfois tenter de nous le taire, preuves incontestables s’il en était besoin qu’ils sont d’abord et avant tout des êtres de pensées et d’émotions, qu’il sont vivants. Comme nous tous en fait.