C’est l’heure des aveux : ça faisait un moment que j’avais un peu lâché l’affaire Virginie Despentes. D’ailleurs, ça faisait un moment qu’elle-même avait lâché l’affaire, puisqu’elle n’avait pas publié depuis 5 ans et son Apocalypse Bébé, qui rata de peu le Goncourt face à La Carte et le territoire de Michel Houellebecq. Je ne sais pas à quoi elle a passé ces cinq années-là, mais à coup sûr elle n’a pas perdu son temps. Car Vernon Subutex est une entreprise ambitieuse, d’une belle maturité, d’une richesse peu commune, et aussi un témoignage unique sur les 30 dernières années que nous avons vécues ensemble, elle, Virginie, et nous, ses lecteurs.
Vernon Subutex aura probablement sur vous un effet différent selon l’âge que vous aurez. Passé un certain cap, vous commencerez par vous jeter à corps perdu dans un océan de souvenirs, de moments, de musiques, de lieux et de silhouettes que vous aurez connus, à Paris ou ailleurs. Plus jeune, vous comprendrez probablement mieux d’où viennent toutes ces choses qui nous entourent, tous ces modes de vie que nous croyons éternels et qui ne sont que les fruits de transformations, de pourrissements, de dégénérescence. Mais quel que soit votre âge, vous succomberez – enfin je vous le souhaite – à cette plongée dans le temps et l’espace, à cette incroyable famille de personnages que Despentes anime en une sorte d’opéra diabolique et grimaçant, des hommes et des femmes de chair, de faiblesse, de tendresse et de désespoir. Déceptions, trahisons, infidélités, mensonges, peur du temps qui passe et de celui qui est passé : on dirait que Despentes a passé sa vie là, tapie dans l’ombre, juste derrière nous, à épier nos petites vilenies, nos grandes lâchetés, nos misérables fuites.
Mais alors, qu’est-ce qui se passe, dans Vernon Subutex ? Et d’abord, qui est Vernon Subutex ? Vernon était disquaire. Vous savez, ces gens qui tenaient boutique autrefois et qui vous vendaient des rondelles de vinyl comme autant de morceaux de vie. Un vrai disquaire, quoi. Et puis est venu le CD, et, peu de temps après, le numérique. La mort des disquaires. La disparition de Vernon Subutex. Au début, il se débrouille comme il peut, plutôt mal. Alex Leach, la star black du rock, le tire d’affaire quand il ne peut plus payer son loyer. Et Alex meurt, l’imbécile. Avec la vie d’Alex s’en va ce qui reste de la vie « normale » de Vernon. Plus de toit, plus d’amis, c’est l’errance qui commence : Vernon couche chez l’un, chez l’autre. Mais les amis ne sont plus ce qu’ils étaient : entre les rangés des voitures, les largués, les frustrés, les ratés, les pourris, le monde de Vernon prend bientôt une drôle de figure, couleur noire. Cerise sur le gâteau, Alex a enregistré, juste avant de mourir, une sorte d’auto-interview que bientôt, tous les chacals de la capitale vont se disputer. Vernon pourrait monnayer la chose mais non, il préfère trimbaler avec lui ces enregistrements dont il ne sait même pas ce qu’ils contiennent, les planquer, les faire disparaître, faisant involontairement monter la mayonnaise auprès de tous ceux qui voudraient bien transformer en fraîche bien rutilante ces révélations, et aussi de ceux qui crèvent de trouille à l’idée de ce qu’elles pourraient bien raconter.
Volume 1 : Vernon rame. Volume 2 : Vernon devient gourou.
Virginie Despentes se sert de son intrigue comme d’une toile sur laquelle elle peint, à grands coups de pinceau rageurs et colorés, ce qui pourrait bien devenir la fresque du temps qui passe. Elle multiplie les personnages, et réussit, tout en en faisant de vraies créations à la fois littéraires et charnelles, à leur faire incarner les monstruosités, les faiblesses, les laideurs d’une époque en pleine dégringolade – certains, plus optimistes, diront en pleine mutation… En deux volumes de pure littérature, en un texte ou la vie pulse sous les mots, elle réussit à faire la peau des modes, des tendances, des illusions perdues, des ambitions minables, des miroirs aux alouettes qui façonnent depuis trente ans le monde qui nous entoure. Avec un regard particulièrement acéré sur les relations amoureuses et les comportements sexuels… On en prend pour son grade : les jeunes, les vieux, ceux qui ne veulent pas l’être, les hommes, les femmes… Arno chante : « J’aime les filles et j’aime les garçons, et comme j’ai toujours dit, j’aime les autres aussi. » Virginie Despentes les aime, tous ceux-là, même quand elle les déteste. Et elle nous offre deux romans qu’on ne lâche pas, des personnages qui résonnent en nous, des constats implacables et désespérants. A tel point qu’on a presque peur du troisième volume, à paraître début 2016 : va-t-elle réussir à maintenir le cap, va-t-elle nous surprendre encore, comment va-t-elle dénouer tous ces nœuds qu’elle a magnifiquement noués au fil des pages ? A moins qu’elle ne les dénoue pas, et qu’elle nous laisse nous débrouiller face à notre miroir ? Elle en est bien capable.
Vernon Subutex 1 et 2 de Virginie Despentes paru chez Grasset.
Pour les accros à Vernon Subutex, il existe maintenant un site qui relie le texte et la musique.http://www.vernon-subutex.fr