Nous sommes en 1968 et les tanks russes investissent Prague.
Nous sommes en 1968 et Sofia accueille le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants.
“HORS DE PRAGUE, LES AGRESSEURS ! – liberté ! liberté !”
Compte tenu du nombre de nationalités présentes pour l’événement, la milice bulgare est obligée de fermer les yeux pour éviter un incident diplomatique.
Victor passe une dernière nuit avec ses amis avant de les quitter pour rejoindre son père en RDA, terre promise dans l’imaginaire des pays frères.
Victor a 19 ans, il s’est fait virer de tous les lycées de Sofia, élément un rien nuisible par sa passion pour la musique, surtout celle en provenance des “pays impérialistes”, un rien trop attaché à la liberté individuelle.
Cette dernière nuit en compagnie de Gofi, Iki, Zina, Igor, Crazy, Katia, Youpi, Boubi, sans oublier la fougueuse komsomole Nastassia, sera étrangement pour Victor la dernière nuit de liberté avant un moment. Elle sera aussi la nuit de l’arrachement, de la séparation.
« Nous trinquâmes. Des lumières vertes et bleues s’agitaient furieusement dans nos verres. Je ne savais pas encore qu’en effet je ne reviendrais pas. Je ne devinais pas que c’était là une séparation, merde… une séparation pour toujours. »
─ Victor Paskov
Victor Paskov retrouve la voix du jeune homme qu’il était en 68 pour raconter la séparation et son arrivée en RDA : en le lisant, on arrive presque à entendre les inflexions de sa voix, tantôt ironique, tantôt mélancolique, toujours irrévérencieuse. La traduction de Marie Vrinat-Nikolov y est pour beaucoup dans cette capacité du texte à faire surgir Victor sous nos yeux, au point qu’en refermant le livre j’ai senti son absence.
Avant de rejoindre Victor à la gare, un point sur le contexte de l’époque au sein de ce que l’on appelle communément “le Bloc de l’Est”. Si tous les pays frères étaient sous influence soviétique, il y en avait qui semblaient plus désirables que d’autres. Vue de Bulgarie, en l’occurrence, la Yougoslavie de Tito, “l’Amérique Balkanique” avec son accès aux produits interdits plus à l’Est, sa liberté de circulation hors les frontières, faisait rêver :
« Il y avait tout, là-bas : jeans, porno, sons, disques, musique. Des légendes circulaient sur l’existence des bordels. Là-bas personne ne vous arrêtait si vous aviez les cheveux longs et écoutiez les Beatles. Ils pouvaient aller où ils voulaient: à Paris, New York… où ils voulaient! »
─ Victor Paskov
Quant à la RDA, elle était le fantasme ultime dans l’imaginaire collectif : “sous influence”, certes, cela n’en était pas moins l’Allemagne, le territoire de plus à l’Ouest du Bloc de l’Est.
C’est donc la tête remplie d’images en couleurs sous une gueule de bois carabinée que Victor monte dans le train qui doit l’emmener à Dresde via Belgrade en Yougoslavie, la Hongrie et la Tchécoslovaquie.
La rencontre avec Belgrade, où le train a une heure d’arrêt, est décevante. C’est sale. Ca pue. Il y a, certes, dans les kiosques, des magazines de charme et aussi la tête de Mick Jagger. Mais, omniprésents, des portraits, des citations, Tito. “Tout à fait comme chez nous”.
Il traverse la Hongrie de nuit, en revanche, en Tchécoslovaquie, Victor peut voir partout les traces des espoirs enterrés quelques semaines plus tôt :
« Sur les murs des immeubles jaunes, on pouvait encore voir les trous laissés par les balles. Il faisait mauvais. Dans chaque tunnel, sur chaque surface assez large, on lisait, écrit avec une peinture blanche et épaisse : DUBČEK ! et AGRESSEURS, ALLEZ-VOUS-EN !, LIBERTE ! »
─ Victor Paskov
Depuis que Marinn, son père, avait réussi à obtenir un contrat dans l’orchestre de Freiberg, Victor avait mis les bouchées doubles et était parvenu à très bien maîtriser la langue allemande. Il était impératif de débarquer en RDA tout en étant autonome du point de vue linguistique. Au moins.
Aussi est-il plutôt soulagé en arrivant au point terminus de son voyage : il vient d’arriver dans un pays civilisé où son père avait obtenu une situation, tout allait pour le mieux.
Seulement le père qui vient le chercher à la gare de Dresde n’a plus rien en commun avec le père qui avait quitté autrefois Sofia :
« Cet homme avait peur. Papa était effrayé comme un chien à qui l’on a crié d’aller au coin. Je l’ai tout de suite senti. A la manière dont il s’inclinait, au regard fuyant. A l’empressement poli avec lequel il se précipitait pour aider le premier venu portant une valise. Aux lèvres qui bougeaient. A la tristesse absolue avec laquelle se tordait sur son front une boucle grise. (…)
Son visage jadis fier n’était maintenant qu’une façade timide au-dessus de laquelle les pensées défilaient comme un texte en néon, informant tout Dresde : “… je suis un bon étranger… mes papiers sont en règle… je ne lèse personne… je ne mange qu’en cas d’extrême urgence… je bois l’eau du robinet… excusez-moi… excusez-moi… »
─ Victor Paskov
Commence alors pour Victor un tout autre apprentissage : la vie de gastarbeiter en RDA, à savoir travailleur invité, en provenance des pays frères, attiré par l’Allemagne de l’Est comme le papillon de nuit par l’ampoule blanche qui semble être la seule à montrer la lumière.
Au lieu de quoi une société tout autant assujettie au Parti que celle laissée derrière, là-bas, plus à l’Est.
Au lieu de quoi, l’humiliation continuelle, celle de ne pas faire partie de la classe prolétaire, la véritable cheville ouvrière du Parti, et de surcroît être qualifié d’intellectuel, larve éternelle aux yeux du Parti. Ajoutez à cela le fameux statut de gastarbeiter.
Au lieu de quoi, la STASI et sa passion pour les engagements de coopération signés.
« Par la présente, j’exprime librement mon souhait … (…) … de collaborer avec la STASI, entre parenthèses Staatssicherheit de la RDA, en donnant des informations à ses représentants sur tous les incidents, rumeurs et conversations… »
─ Victor Paskov
Et Victor prend le pli. Ou plutôt il plie sans casser, s’adapte, se fait mal mais garde toujours les yeux grand ouverts sur l’absurdité de ce nouveau monde, finalement assez familier.
Il y a des passages hilarants dans ce roman mais en grattant, tout le long du texte, y compris sous les couches de beuveries, de coucheries, de travail abrutissant, sous chaque syllabe il y a une chose – la dénonciation d’un système, d’une politique qui a brisé des peuples entiers et pour des générations.
Mais il le fait avec une gouaille telle que le lecteur qui voudrait s’arrêter à la surface du texte, mettons, les aventures d’un jeune Bulgare épris de rock’n’roll en Allemagne de l’Est, serait heureux de sa lecture.
Mais Victor Paskov mérite largement mieux que ça.
« Une fois qu’on s’est bien marré on peut penser au jeune Victor qui ne nomme jamais dans son texte Leonid Brejnev mais toujours “le russe”, qui n’aura plus jamais revu les amis quittés une chaude nuit de 1968, qui jouait de la guitare comme personne et surtout du Elvis Presley, qui lisait les classiques allemands dans le texte avant d’arriver en Allemagne et puis qui arrive à se marrer ou à envoyer paître le monde entier avec toujours un instinct de survie exemplaire. »
─ Victor Paskov
Allemagne, conte obscène est bien un récit rock’n’roll dans le stricte sens du terme : son rythme, sa gouaille, ses gros riffs servent l’histoire d’une quête de liberté à 19 ans, à l’Est de l’Europe.
« … la plupart du temps, je restais allongé sur la couchette, sourd et engourdi, fumant une cigarette, tandis que devant mes paupières fermées défilaient des pages, des pages et des pages… des pages extraordinaires ! – comme je n’en ai jamais écrit et comme je n’en écrirai sans doute jamais. Les mots se précipitaient dans ma tête comme des cabots errants au milieu d’ordures renversées. Des bâtards sans prétention, nerveux, insensibles au froid, aux pattes fortes et au poil râpé. Ils s’étranglaient, se mordaient, se battaient, n’avaient pas la moindre pitié pour leur créateur et ignoraient style et saison. Ils ne se plaignaient pas. Ne cherchaient pas de maître. Ils étaient acharnés, vifs, dépourvus de raison, de sens pratique, impitoyables, belliqueux, insidieux, outrecuidants, kitsch, sans défense, condamnés, lascifs ! Où sont-ils, maintenant, ces mots qui erraient dans mon âme comme des assassins dans un cimetière désert ? Qui ne voulaient pour rien au monde se coucher gentiment sur la feuille blanche, tendre la langue et me lécher la main ? Les caniches bien dressés et bien peignés qui dansent sur leurs pattes de derrière devant moi ne sauraient être leurs cousins, même éloignés ! Dormez d’un sommeil éternel et tranquille, ingrates charognes ! »
─ Victor Paskov