[dropcap]V[/dropcap]ivonne commence par une scène de paradis perdu, quelque part dans les Cyclades, assiégé, détruit par les Autres. Le jeune Titos fuit, ses parents et son petit frère sont morts. Il faut atteindre Sarakiniko, c’est là qu’est le salut, il en est sûr. Pour Titos, finies la Douceur et les lectures du grand poète aveugle. Les Autres brûlent les livres, les maisons, les hommes, les femmes, les enfants. Les Autres, à coup sûr, cherchent les Mille Visages, le livre mythique, le livre qui sauve. Signé Adrien Vivonne.
À Paris, le dérèglement climatique vient de prendre la forme d’un typhon qui a inondé la ville, noyé les caves, entraînant des coulées de boue meurtrières. Alexandre Garnier, éditeur, 61 ans, sanglote dans son bureau , rue de l’Odéon. Pleure-t-il sa jeunesse perdue, sa vieillesse amère, pleure-t-il de peur, de honte ? Alexandre Garnier préside aux destinées des Grandes Largeurs, l’éditeur qui publia, autrefois, les œuvres d’Adrien Vivonne, avant que celui-ci ne disparaisse mystérieusement, en 2008, vingt ans auparavant… Lire la poésie de Norge, voilà le premier remède qui lui vient à l’esprit. Le remède est pire que le mal : d’où lui viennent ce malaise, cette angoisse? Cela ressemble à des regrets, voire à des remords.
À son âge, Garnier a bien vécu, depuis son adolescence en compagnie d’Adrien Vivonne jusqu’à ses succès d’éditeur en passant par ses amours de passage et le couple qu’il forme depuis 35 ans avec Sophie, avec qui il a eu un fils qui, bientôt, fera de lui un grand-père. Garnier ressasse, soupire, essaie d’échapper à une angoisse de plus en plus dévorante. Au rez-de-chaussée, un des graphistes de la maison vient de mourir noyé. Le reste de l’équipe est tétanisé par la peur et la peine… Les rats font leur apparition, remontant par les canalisations. Garnier, lui, se tourne vers son passé. Vers Adrien Vivonne, qu’il a trahi et abandonné. Où est Vivonne, son ami d’enfance? Écrire une biographie d’Adrien Vivonne, voilà qui va devenir l’obsession d’un Garnier en perdition. Retrouver sa trace, ses amours, ses amis, les lieux qu’il a habités, où il s’est promené, comprendre les raisons de sa propre abjection, retrouver les paradis perdus.
Depuis quelque temps, les choses s’accélèrent. Je continue cette tentative de biographie dont je doute qu’elle arrive à son terme. Les affrontements de la Libanisation s’intensifient et les attaques des Apôtres s’accentuent (…) Je veux pourtant continuer autant pour la mémoire de Vivonne que pour tenter, avant la fin, de restaurer un peu l’image que j’ai de moi.
Jérôme Leroy
Nous allons suivre Garnier sur la piste d’Adrien Vivonne : les lieux, les personnes. L’adolescence en Normandie, les premiers amours – pour Garnier, ce sera Lili Vascos, qu’il a soufflée à Adrien. Les études, hypokhâgne pour Garnier qui ratera le concours de Normale Sup. Vivonne, lui, verra ses premiers poèmes, écrits entre 12 et 16 ans, publiés dès l’âge de 16 ans. Chaque lieu, chaque personne déclenchent des réminiscences du temps d’avant, des souvenirs qui nous sont communs, des échappées vers les sujets chers à l’auteur : la musique – le doo-wop, le rhythm’n blues – la poésie, les films (et leurs actrices). Chaque lieu, chaque personne marquent une évolution dans la personnalité de Garnier, homme pris dans les pièges du petit monde de l’édition parisienne – qui en prend pour son grade, au passage.
Courir après la vie d’Adrien Vivonne, c’est comme faire la chasse au feu follet. Jérôme Leroy nous promène entre fiction et réalité, personnages imaginaires, semi-imaginaires ou bien réels : libre à nous d’essayer de décrypter les touches de couleur posées par l’auteur qui, vues de loin, finissent par brosser un portrait du monde qui est le nôtre et de ce qu’il pourrait bien devenir. Au fil de la vie d’Adrien Vivonne, ce dernier devient, à son corps défendant, une sorte de guide, voire de gourou ou de talisman, pour ceux qui font partie de la Douceur et qui s’efforcent d’échapper au chaos qui, au fil des ans, s’installe dans le monde. Ces adeptes de la Douceur, on les rencontre dans les lieux les plus inattendus, pour une fête éphémère en pleine campagne… Éphémère : il s’agit d’échapper aux hordes qui saccagent le pays au nom d’idéaux plus ou moins sulfureux. Contre les Dingues, qui ont pris le pouvoir, des commandos ont pris le maquis : Nation Celte, par exemple…
On rencontrera dans Vivonne des personnages féminins particulièrement attachants, auxquels Jérôme Leroy donne la parole : de la bibliothécaire modeste et ardente à la fille sauvage partie faire le coup de poing avec Nation Celte, sans pour autant en partager les idéaux bas du front, et qui se révélera être une tout autre personne. Le livre s’ouvre sur le paradis perdu, et c’est aussi là qu’il se referme : qu’est-il advenu d’Adrien Vivonne? Et nous, qu’avons-nous fait de la poésie? La réponse de Jérôme Leroy, si elle est bouleversante, est aussi éminemment audacieuse et poétique. Vivonne est un livre qui traverse les frontières des genres, un livre à la fois nostalgique et visionnaire, qui en appelle désespérément au seul pouvoir qui nous reste peut-être : protéger la beauté, retrouver la poésie, rejoindre la Douceur.
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Vivonne de Jérôme Leroy
La Table ronde, Janvier 2021
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Image bandeau : Sarakiniko, Milos – Cyclades
Photo Zde sous licence Creative Commons