Comme on entre dans une maison dont l’univers nous est familier, qui n’est pourtant jamais tout à fait la même, ni tout à fait une autre, la sortie d’un nouvel album de Yo La Tengo est toujours un événement que l’on attend avec une certaine excitation. Car quoi qu’on en dise, peu de groupes savent aujourd’hui à la fois nous surprendre et nous rassurer.
Comme l’a déjà dit Ira Kaplan il y a bien des années et que nous rappelle leur fidèle label Matador à l’occasion de la sortie de This Stupid World, leur 17ème album, « si nous nous répétons, c’est ok pour nous, si nous ne nous répétons pas, c’est ok également. Nous essayons de ne pas avoir peur de faire des choses que nous avons déjà faites, ni d’innover et inventer de nouvelles pistes. »
Après bientôt 40 ans d’existence, le groupe d’Hoboken (Ira Kaplan, Georgia Hubley sans oublier le discret mais indispensable James McNew) n’a plus rien à prouver, si ce n’est de sortir la musique qu’ils aiment et que nous aimons.
There’s A Riot Going On en avait en effet désarçonné plus d’un, et séduit d’autres. Ce nouvel album se révèle plus proche de ce qu’ils avaient l’habitude de nous proposer par le passé. Mais peu importe finalement, Yo La Tengo suivent leur chemin sans se soucier de ce que l’on pourra en dire, non pas parce qu’ils ne respectent pas leur public loin de là, mais parce qu’ils se sentent libres et c’est bien cette liberté qui rejaillit partout sur ce disque comme sur les précédents.
Tout comme Low qu’on associe parfois à Yo La Tengo, ils ont une véritable identité et nous charment par leur élégance, leur intelligence, leur densité, mais aussi leur maturité. Ils ont quelque chose de plus. Ils ne jouent pas, ils sont.
Yo La Tengo s’affranchissent ainsi de toute contrainte, ne suivent que leur instinct, leurs envies, leurs inspirations, sans se soucier du son ou de la tendance du moment. Et c’est pourquoi leurs albums sont finalement si intemporels.
This Stupid World semble synthétiser leurs parcours et leurs styles faits de morceaux abrasifs, longs, distordus, hypnotiques aux frontières du krautrock et du noise et d’éclats dreampop plus calmes et éthérés, souvent lorsque c’est Georgia Hubley qui prend le micro.
Elle prête ainsi sa voix douce et délicate sur le sublime Aselestine. Cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas eu le plaisir de l’entendre et l’on regretterait presque qu’elle ne soit pas plus souvent présente tant son timbre apaisant et tendre apporte quiétude et sérénité à l’âme.
Elle conclut également l’album avec le vaporeux Miles Away, long et beau morceau atmosphérique, à la Cocteau Twins, où son frêle filet de voix semble apaiser les guitares shoegaze et la rythmique binaire, comme si au loin, un bel avenir était encore possible pour notre monde stupide.
Ailleurs, c’est Ira Kaplan qui tient le lead, même si souvent magnifiquement accompagnée par Georgia, à commencer par l’impressionnant Sinatra Drive Breakdown, morceau explosif et fascinant, qui n’est pas sans rappeler les tensions de Painful ou d’Electr-O-Pura et introduit parfaitement un album enregistré à Hoboken, en quelques prise à peine, à la limite de l’improvisation.
Kaplan a lui-même produit et mixé ses 9 nouveaux morceaux, le trio s’avançant ici en rang très resserré, comme pour se protéger, n’accueillant que le cor de CJ Camerieri pour Aselestine et Apology Letter, le morceau le plus calme chanté par lui-même.
La tension est en effet au cœur de This Stupid World, à commencer par le morceau titre (This Stupid World, It’s Killing me) bouillonnant, traversé de larsens et de guitares en fusion, affolant jam sauvé de l’effroi par les 2 douces voix qui surnagent au déluge sonore. Juste avant, Yo La Tengo avaient déjà mis le feu avec le motorik Brain Capers, démarrant tout en douceur, avant d’accélérer, de changer complètement de direction et franchir le mur du son, sur une rythmique qui va mettre à mal nos cervicales.
Yo La Tengo retrouve la fougue de leur jeunesse, l’expérience en plus, le génial Fallout a déjà sa place sur un futur best-of, renouant avec les meilleures indie rock songs des 90’s, celles qui te collaient un sourire béat sur le visage et faisaient glisser quelques larmes sur ce même (Everyday It hurts to look I’d turn away if only I could I want to fall Out of time). Tonight’s Episode est de la même veine, rythmique diabolique, guitares abrasives comme la rencontre de Sonic Youth et du Radiohead de The National Anthem.
This Stupid World ne connait aucun temps mort, aucun morceau faible, on n’oubliera donc pas de citer pour finir le très classique Until It Happens, synthétisant parfaitement tout ce qu’on aime chez Yo La Tengo depuis Ride The Tiger sorti en 1986, ce mélange détonnant de tristesse et de joie, de tension et de calme, donnant le sentiment que chacun de leurs morceaux réinvente le trio magique guitare/basse/batterie.
This Stupid World renoue avec le très haut du panier de Yo La Tengo, qui met une superbe claque aux jeunes morveux actuels surement effrayés par tant de fraicheur, d’inventivité… et de talent !
Chronique écrite à 4 mains par Beachboy et Carrie !
Yo La Tengo · This Stupid World
Matador records – 10 février 2023