Du Moby Dick de Melville, c’est rarement du narrateur Ismaël dont on se souvient, mais plutôt du capitaine du Pequod : Achab, poursuivant inlassablement Moby Dick pour se venger de lui avoir bouffé sa jambe, et emmenant tout son équipage au naufrage. Dans le roman originel, seul Ismaël survit à la catastrophe. Pierre Senges nous invite à reconsidérer certains événements du livre en nous proposant ses séquelles, autrement dit la suite du roman (le contraire de préquelle), même si l’on comprend bien assez vite que le titre est à double sens.
La première transgression de Senges est de faire naître Achab en 1851 dans le Kentucky, soit l’année de la première publication de Moby Dick. La seconde, donc, est d’avoir fait survivre Achab et de le faire débarquer à New York en 1910. Le récit va alors s’articuler autour de deux grands axes : l’enfance d’Achab et sa jeunesse en Angleterre où il sera aspirant comédien et connaîtra Shakespeare sur le bout des doigts, et son parcours de rescapé aux États-Unis. De sa passion pour Shakespeare, on en retiendra sa faculté à tanguer entre comédie et tragédie sans jamais savoir sur quel pied danser (son interprétation de Richard III lui collera à la peau), avec toujours un penchant pour la vengeance, la rancune et l’amertume qui seront les piliers de sa personnalité et de son « achabité » (terme que Senges malaxe dans tous les sens, pour tenter d’en extraire la moelle). À New York, d’abord, Achab fuit tout ce qui peut le ramener à l’océan, va enchaîner les petits boulots sous-payés (notamment celui de liftier, dans lequel le marin se réjouit d’être passé de l’horizontalité de son bateau à la verticalité de l’ascenseur, y voyant là comme un progrès) et vivoter en rescapé de sa vie, tournant le dos à son funeste passé, sombrant sans doute dans une forme de mélancolie.
Il se dit que les motifs d’une vie humaine sont en nombre limité, le coït et la fuite font partie de ces motifs.
Quelques années plus tard, dans un bar, légèrement saoul, il se décide enfin à raconter son histoire, et à y prendre un certain plaisir. Le bouche à oreille s’enclenche : il se murmure dans Broadway que les aventures de cet Achab peuvent être un très bon filon pour une comédie musicale à succès. D’imprésarios en metteurs en scène, en passant par comédiens et musiciens (notamment le flegmatique Cole Porter, délicieux), tout le monde veut s’emparer de cette histoire incroyable. Achab, lui, dépassé par la situation, ne voit pas l’intérêt que ces gens portent à son histoire et à sa personne, et encore moins qu’on veuille en faire fortune.
Pour des individus à la traîne comme le capitaine Achab, les ruses de la vente à succès sont difficiles à imaginer […] Achab aurait ri au nez du monsieur d’origine écossaise lui confiant son espoir de faire fortune en Amérique par la vente de steak haché trop cuit serré entre deux demi-pains trop mous […] il aurait dit à Mr Kellogg (il aurait été ferme) qu’il est absolument impossible, au nom de toutes les logiques, de faire fortune seulement sur le dos de boîtes de céréales sucrées – la même fougue, il faut l’imaginer servie à un autre monsieur Disney à propos d’un dessin de souris aux oreilles trop grandes.
Rapidement, les projets d’adaptations se désarticulent, le budget Baleine Blanche sur scène semble exorbitant, pourquoi ne pas la remplacer par un poisson rouge ?
La formule Un Vieux Marin Têtu poursuit une Baleine Blanche est devenue […] Un Orphelin Abandonné à la Naissance épouse sa Mère par Erreur.
Achab change alors de côte, et arrive à Hollywood où, cette fois-ci, toute l’industrie cinématographique s’intéresse à son histoire, mais toujours confrontée à l’impossibilité de la baleine.
L’idée de la baleine, de vingt années de course-poursuite sur les mers, de la vengeance si pleine et absolue qu’elle se passe de raison, les studios seraient fous de s’en priver : simplicité et efficacité, matrice de mille histoires à venir – il s’agira seulement de remplacer la baleine par autre chose.
Outre la reprise d’un mythe auquel Pierre Senges prend un malin plaisir à tordre le cou, ces pérégrinations sont un moyen pour lui de dresser un portrait ultra documenté mais détaché des grandes industries culturelles fondatrices de la culture américaine. Il semble y avoir, de la part de l’auteur, une volonté d’épuiser son sujet, et par la même occasion son lecteur, en l’ensevelissant sous les références, cherchant sans cesse un point d’appui pour tenter de comprendre Achab et mettre en lumière les ficelles et jeux de pouvoirs, hiérarchies et filiations du théâtre et du cinéma du début du siècle. Mémorable notamment, lorsque Francis Scott Fitzgerald himself est appelé pour travailler sur le scénario du film, l’auteur n’aura de cesse de se demander pourquoi le studio n’a pas fait appel à Hemingway, plus spécialisé dans les histoires de poissons. Bien entendu, Pierre Senges mélange ses fantasmes et fantaisies aux réalités d’époque, ainsi il y a bien eu plusieurs adaptations du roman de Melville dont celle de 1956 réalisée par John Huston, scénarisée par Ray Bradbury, avec Gregory Peck et Orson Welles.
Afin de mieux traquer Achab, Senges se servira de comparaisons efficaces : de Don Quichotte au baron de Münchhausen, il s’agira de comprendre ce qu’est une figure de personnage à la poursuite de son destin, inlassablement. Mais si le lecteur croule sous le name-dropping, les références et l’érudition de l’auteur, jamais il n’aura l’occasion de s’ennuyer, Pierre Senges le distrayant ponctuellement d’un aparté ou d’une note de bas de page humoristique, insolente ou désinvolte. Il faudra néanmoins une certaine abnégation, un courage et un désir d’en finir pour aller au bout du roman, celui-ci se transformant rapidement en baleine blanche et le lecteur à sa poursuite : inlassablement, vouloir l’attraper, l’éperonner, en faire le tour, et ne jamais s’en séparer.
Pierre Senges, Achab (séquelles), Verticales, Août 2015.
Feuilletez les premières pages du livre :