Il met des diamants
sur les têtes des clous rouillés
le premier givre
Fred Masarani
C’est par la pression que les diamants se forment et c’est par la pression que Shara Worden crée. Cette femme est un roc, une montagne. Pour l’avoir vue plusieurs fois en concert je trouve qu’émane d’elle une force tellurique puissante et nourricière.
Dans le premier titre du nouvel album de My Brightest Diamond, Pressure, tout comme elle le faisait déjà dans Be Brave, un des titres du précédent LP (« Shara now get to work, Shara this is going to hurt« ) la jeune femme s’adresse une injonction, s’intimant l’ordre d’oublier tout ce qui antérieurement composait ses chansons et de plonger encore plus profondément en elle pour puiser dans ses (res)sources.
Mountain on top, a fire below / The pressure grows, pressure / I feel the weight of a billion years / Come down on me, come down
I try to do it alright / I went down, down, down / Working hard, little delight / I forgot the sound of diamonds
C’est en participant à la musique du film de Matthew Barney et Jonathan Bepler River of Fundament (diffusé en Octobre à la Cité de la Musique à Paris) que la chanteuse-compositrice eut l’idée de revenir aux sources de la musique, aux sources même de Sa musique. Cette musique qu’elle découvrit, comme la plupart des enfants nord-américains raconte-t-elle, au sein d’une fanfare, marching-band en anglais. Pour la composition de ce quatrième album elle s’est interrogée sur la valeur de la musique, se tournant alors vers la genèse de toute chose, de la création à l’incarnation.
L’album commence dans un « chaos » de percussions, rejointes ensuite par toute la fanfare. On imagine la montagne s’éveiller et les rocs s’entrechoquer. L’eau pure et claire, chargée de minéraux, jaillit soudainement par la voix de Shara et dévale alors en tout sens la montagne, submergeant les vallées de nos âmes. Le son d’une flûte, comme une pause, nous transperce en plein coeur. En à peine 2 minutes Pressure et ses flots de percussions nous emportent.
Jamais Shara n’aura été aussi directe, tous les éléments de la genèse étant ici convoqués : la lumière/le feu, l’eau, l’air, la terre.
La Genèse – Livre 1 Chapitre 1 :
Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme,
et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.
Et le premier morceau s’achève sur ces mots :
All of this pressure’s making Diamonds, disperse the white light / Disperse the white light
Comme elle le suggère déjà dès le premier vers « I feel the weight of a billion years » dans le second titre, Before The Words, la chanteuse invoque de sa douce voix et sur un rythme litanique la mémoire des premiers Hommes, inscrite en elle, en nous.
Before the words there was the voice
Before the verse there was the sound
Before the form there was the music
Before the pen and paper there was the wooohooo woohooo …
Si la musique de Shara Worden est une rivière, les diamants qu’elle charrie sont ses mots, ses paroles. Toujours simple et directe l’artiste s’adresse à elle puis à nous. D’abord un regard vers l’intérieur et ensuite un échange avec l’extérieur. Toujours ce mouvement. Repartant à la source de sa vie, ses premiers souvenirs, nos premiers souvenirs, ceux de l’humanité.
Before we sing we’re taking breath / Imagine fire inside our chest
When we were young we heard our mothers / When we were young we heard that beat
La mise en avant du corps comme premier instrument de musique est ici évidente dans les paroles mais également dans la musique, Before The Words commençant par un rythme rappelant celui d’un coeur entendu de l’intérieur.
C’est encore de cela qu’il est question dans le titre suivant, This Is My Hand, Shara explorant progressivement son corps, comme on peut imaginer le premier Homme prenant conscience de sa corporéité, d’abord par le regard:
This is my hand / This is my wrist / This is my arm / This is my fist
Puis par le toucher :
This is my face / This is my mouth / This is my eye / This is my brow
La musique évoque dès les premières notes un retour en arrière, un retour vers un passé commun inscrit en nous. Découvrant ainsi peu à peu son enveloppe, son ressenti intérieur, les possibilités de ce corps, l’Homme éprouve son existence et tout ce que cela implique de joies et d’horreurs.
Et c’est exactement les thèmes qu’aborde le titre suivant Lover Killer:
Inside myself I have a moment to choose
To hold or to refuse,
To shoot or to let loose
I am a lover and a killer … at the wall in the mirror
(désolé pour la qualité du son mais je voulais vous faire profiter de l’ambiance d’un concert avec Shara)
Progressivement la musique se fait plus sombre, moins percutante, presque plus douce quoiqu’encore parfois assez brutale à ce niveau de l’album, mais l’infléchissement est là. En effet dans le titre suivant, I Am The Bad Guy, le rythme se ralentit, la voix s’enfonce dans des méandres peu rassurants que les paroles relaient. Il n’est ici question que d’amour, malheureux bien évidemment. Tragique, forcément.
I love you and I feel like a stone / I love you and I want to go / I love you and I want you to know
This is what love feels like
La transition à la fin du titre marque la césure avec une deuxième partie plus apaisée. La rivière coule alors plus calmement dans la vallée, imagée musicalement par une composition à la flûte puis un silence …
La voix de l’envoûtante chanteuse entonne alors lentement, paisiblement, Looking At The Sun, une balade en forme d’hymne dont le rythme, loin d’être absent, est pourtant moins frappé, moins agité, plus discipliné. Shara semble alors en proie aux doutes. Si créer c’est faire des choix et que choisir c’est renoncer comment être sûr de ne pas se tromper, de ne pas s’égarer?
When you close your eyes / You imagine where you think the limit is / And you make the limit move
et le refrain, superbe :
Wrestling with a double mind like two horses pulling both sides
If I could put one down maybe straight I’d run
Cause I always see the shadows when I’m looking at the sun
Dans le titre suivant, Shape, il est question du processus créatif dans ce qu’il a de plus concret mais aussi de plus étrange, énigmatique, incompréhensible
You never know how I may appear first time / I’m like the wind / Next time I’m like a stone
You’ll never know what shape I might take
Le rythme est saccadé, hésitant et mal assuré, vient alors la chute dans un bruit de cymbales. Puis il faut reconstruire sans faillir, sans douter, tout le monde reprend, chacun y met de ses forces et de ses différences, car ce qui est démontré ici c’est que seul nous ne sommes rien. Une chose de le dire, une autre de le réaliser. Et les choeurs d’accompagner Shara dans son chant :
Everybody take a shape / Take a different shape / Everybody take a shape
L’antépénultième titre, So Easy, est le moment de la réunion des éléments fondateurs amenant à la synthèse. La poétesse livre là son texte le plus obscur, citant néanmoins tous les éléments de la genèse déjà vus (water, fire, hand) qu’accompagne une musique de plus en plus synthétique et épurée, apportant un contraste saisissant et inquiétant.
Resonance est sans doute le titre le plus touchant car le plus direct. Dépouillée de tous les artifices de l’artiste, ayant exposé toutes ses craintes et ses doutes, la femme se présente dans toute sa sincérité, en lien avec son public.
Can I stare without blinking at you seeing me / Can I come without protecting or running away from you … me / Nothing in between
All alone we come and go / I long to be known by you / A resonance between me and you
Le dernier titre Apparition, adaptation du poème de Mallarmé, aux sonorités clairement électro, porte à la spiritualité. Il y est question d’ange, de rêve, d’esprits, de fantômes, et le final élève nos regards dans les étoiles parmi lesquelles Shara reste à mes yeux une des plus brillantes.
Cette évolution, tout au long de ce quatrième album, de la musique organique vers une musique plus synthétique indiquerait-elle un prochain disque plus tourné vers l’électronique ?
Avec This Is My Hand non seulement My Brightest Diamond confirme son immense talent de compositrice, entre force et sensibilité, mais elle prouve surtout sa capacité à renouveler ses méthodes de travail pour nous offrir le meilleur d’elle-même. Et ça gemme.
Au-delà de la rivière
A peine perceptible le son d’une flûte
Touche le cœur du voyageur
Irako Seihaku
En écoute sur Spotify ici : My Brigthest Diamond – This Is My Hand
p.s. : merci à Vicent et Lilie pour leur aide (pierre) précieuse.
Voila une chronique qui rend hommage à ce qui semble être un album réfléchi et conceptuel, sans pour autant être pompeux ou chiant, au vu des vidéos, ça donne envie d’aller la voir en concert !
Belle inspiration, belle exaltation, bravo !
Encore de la branlette d’intello de gauche catho !
@wesh gars : en effet en me relisant je me rends compte que ton commentaire n’est pas dénué de vérité, bien que manquant d’arguments il résume pourtant assez bien l’impression qui peut se dégager de mon texte, pourtant, très sincèrement, ma seule volonté était de partager l’amour que j’ai pour cet album et l’admiration que j’ai pour Shara Worden. Le tout manque sans doute de simplicité, toutes mes excuses.