On peut s’attendre à tout d’une allumette, au moment de l’allumer, ou d’un jeton de téléphone, ou du bruit d’un moteur, au loin, ou d’une porte, ou d’une sonnette.
Malgré la confidentialité relative qui entoure la sortie de tout recueil ou plaquette, le transport poétique conserve une place à part – si ce n’est dans la société, du moins dans l’imaginaire littéraire. On peut s’attendre à tout d’une allumette, mais à quoi peut-on s’attendre alors qu’on s’engage dans la première page, dans le premier texte d’un opuscule. On aurait envie de dire, en soulevant la couverture d’Ainsi fut fondée Carnaby Street, à un voyage mouvementé dans des terres mitoyennes du roman policier. Étrange première impression ; mais jamais poète n’aura été mieux inspiré en commençant un état de son âme par le mot « imparfait ».
Recroquevillé dans un coin de sa petite chambre, le vilain petit canard attendit longtemps l’arrivée de l’Homme Jaune. Et pourtant, on le lui avait promis, à n’importe quel carrefour, l’Homme Jaune peut te tendre la main. On lui avait promis aussi – ses parents, pauvre enfant – qu’un jour il deviendrait un cygne. Mais ses plumes se décoloraient peu à peu et un beau (?) jour il disparut sans laisser de traces ; qui sait ce qui a bien pu lui arriver.
Fils d’un poète officiel du Franquisme, Leopoldo Maria Panero publie Ainsi fut fondée Carnaby Street en 1970, à 22 ans, alors qu’il a déjà derrière lui un certain lot d’expériences décalées et une réputation (justifiée) d’agitateur politique. Le recueil est composé de textes courts (de quelques mots à une page et demie) et puissants. Ne s’encombrant pas de cohérence, l’auteur alterne listes, collages saccadés et scénettes comme extraites de la littérature pulp la mieux troussée. On ne trouvera certes pas de lien direct dans l’écriture de Panero – expérience limite –, mais bien des jeux de réponse d’un texte à l’autre, et surtout une manière tout à fait singulière d’emprunter des thématiques, des motifs et des personnages de toutes origines. Le recyclage des fantasmes et des influences est total et le monde de Panero ressemble à ces coffres de jouets dépareillés permettant aux enfants d’improviser des histoires avec une poupée, un GI Joe et trois petits soldats ; ou mieux encore, à ces constructions adolescentes consistant à coller sur un mur articles de presse, morceaux de textes, dessins et photographies en un cadavre exquis toujours en expansion, sorte de témoignage à l’instant T de la construction d’un individu : une forme d’expression indistincte, la naissance d’une individualité par l’accumulation et la remobilisation de références.
On croise ainsi quelques personnages de comics (Batman et Mandrake), quelques groupes de Rock (le livre est dédié aux Rolling Stones, mais c’est plutôt l’ombre psychédélique des Pink Floyd que l’on discerne), une poignée d’influences littéraires (Peter Pan, renommé Peter Punk), le souvenir encore vivace de quelques contes (Le Joueur de flûte de Hamelin), ainsi que quelques influences philosophiques (Deleuze). Par ces croisements improbables, Panero se crée une sorte de Pays Imaginaire, à mille lieues du monde que s’emploient à fabriquer les franquistes et l’Église catholique espagnole en cette année 1970.
Dans les obscures chambres d’hôtel les voleurs ont peur d’être découverts.
Et ces textes de rappeler qu’avec la poésie, on peut s’attendre à tout, même à l’ouverture vers un ailleurs qu’on se construirait sur mesure, que la poésie entretient un lien essentiel avec la liberté, qu’elle serait même l’outil de libération ultime, celui qui permet de s’affranchir de la pesanteur du quotidien, de recombiner son existence au gré de ses désirs, de ses fascinations. Et Panero de prouver que l’on peut aussi procéder par agrégation, que l’acceptation de ses plaisirs et que le développement de son goût, libéré de toute référence imposée ou socialement acceptable, est bien une voie à la construction de soi.
Profitons-en pour saluer le passionnant travail de l’éditeur, Le Grand Os, éditeur de poésie depuis 1997 et qui procède à un travail de défrichage fondamental quoique encore trop peu identifié par les lecteurs. Le curieux tirera profit à explorer ce catalogue singulier, mélange de textes traduits de l’espagnol (et qui plus est par d’excellents traducteurs comme Victor Martinez) et des publications françaises contemporaines, tels les textes de Christophe Macquet, entre prose voyageuse et expérimentation poétique.
Ainsi fut fondée Carnaby Street, de Leopoldo Maria Panero, traduit de l’espagnol par Victor Martinez et Aurelio Diaz Ronda, éditions Le Grand Os, septembre 2015.