Les femmes de Bleu éperdument ont, pour la plupart, quarante ans, vivent toutes à Los Angeles, sont le plus souvent mères seules, célibataires, épouses maltraitées ou jeunes mères désireuses de se débarrasser de leur bébé. Elles ont toutes en commun de souffrir beaucoup, d’être attirées par l’alcool ou les drogues, dont elles ont pourtant réussi à décrocher, d’avoir du mal à communiquer, de ressentir une terrible solitude et de faire face à une ou plusieurs menaces (pauvreté, addiction, violence, froid) au moment où l’on fait connaissance avec elles. Les hommes, quand ils ne sont pas absents de ces histoires, se révèlent soit extrêmement vulnérables, soit malsains.
La couleur est omniprésente dans ce recueil, elle est même primordiale : couleur du paysage, de l’air, mais aussi des émotions des protagonistes, femmes brisées ou au bord du précipice, qui peinent à vivre sans les substances dont elles ressentent cruellement le manque, vodka ou cocaïne, car ce sont elles qui leur ont permis de tenir dans un monde en passe de s’écrouler.
« Entre elle et la pièce qui recèle de la vodka se déploie un golfe où se logent les énormités, les accidents, les atrocités aléatoires et d’où, a contrario, surgissent des voies pavées d’une grâce inexplicable. On est dépouillés jusqu’à l’os, c’est dire à quel point nous sommes endurcis, affûtés au-delà de la chair. Nous ne sommes que colonne vertébrale et moelle épinière et finalité, ce noyau qui perdure à travers les siècles, scintillant, délavé par la lune, la nuit et un défilé d’automnes indolents. Ici nous sommes hantés. C’est une mer d’heures brisées. Ici nous découvrons le feu. Nous brûlons les uns les autres. De loin en loin, sur les berges d’une rivière crépusculaire, une prière est dite en notre nom, une bougie est allumée et la saison meurtrière prend fin. »
Dans ces récits intimistes, Kate Braverman fait la part belle à l’introspection, pour nous amener à toucher du doigt la solitude, la tentation de boire un verre après une longue période d’abstinence, les rêves et les espoirs inassouvis de quadragénaires que les souvenirs traumatisants et les doutes constants ne laisseront jamais en paix.
Avec son écriture concise, dont la force d’évocation poétique et la pureté auraient de quoi rendre jaloux un bon nombre d’auteurs, Kate Braverman décrit un quotidien dans lequel désespoir et tristesse sont toujours diffus, jamais outrageusement mis en avant.
A la lecture des premières nouvelles, on pense forcément à Ladyland, puisqu’on retrouve ici la même souffrance féminine que dans le recueil publié l’année dernière par 13ème Note, mais la violence, chez Kate Braverman est certainement moins visible, quoique tout aussi présente. En outre, Bleu éperdument ressemble étrangement aux livres de Raymond Carver – en mieux, car la voix de Kate Braverman est éminemment plus puissante. C’est un coup de poing qu’elle assène à chaque page, mais quel lecteur oserait s’en plaindre ?