[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a quelques semaines, paraissait le magnifique premier roman de Thomas Giraud : Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes, aux éditions La Contre-Allée.
Ce récit brosse un portrait sensible du jeune Elisée Reclus, qui deviendra un géographe de renommée internationale, mais aussi un poète, anarchiste, précurseur de l’écologie. Une très belle évocation de l’enfance, du cheminement intérieur jusqu’à l’âge adulte, de la nature comme repère absolu.
A l’heure où ce roman, fort de son succès, fait l’objet d’une réimpression, Addict-Culture est allé à la rencontre de Thomas Giraud, jeune auteur nantais très prometteur. Où il est question d’évidence, de fragilité, d’espièglerie, de curiosité et de voix intérieure.
Julia Montauk : J’ai pu lire une première explication de genèse, qui se résumerait, selon vos mots, à « une accumulation de hasards et de désordres ».
Vous évoquez notamment la découverte de textes d’Elisée Reclus via la maison d’édition Héros-limite et l’euphorie dans laquelle vous plonge ce personnage
dont vous avez la certitude « irrationnelle » qu’il sera le sujet de votre roman.
Pourriez-vous nous expliquer ce sentiment d’irrationalité
et l’assurance d’avoir enfin trouvé ce sur quoi vous aviez envie d’écrire ?
Thomas Giraud : Il sera difficile d’expliquer vraiment ce sentiment tant il est porteur d’irrationnel et s’est, lui-même, manifesté irrationnellement. En effet, il n’y a rien de plus irrationnel que d’avoir des certitudes, notamment sur quelque chose d’aussi fragile que le sujet d’un texte. C’est en creux, finalement, que c’est le plus simple d’en parler : toutes les réflexions que j’ai eues avant, sur des textes que je n’ai pas écrit. En effet, ces textes après quelques heures fuyaient, me perdaient ou, je les perdais. Quelque chose s’imposait, je n’allais pas écrire là-dessus. L’évidence s’imposait. Parfois en quelques minutes, au pire en quelques heures. Et, pour Elisée Reclus, la lecture de ces textes a produit l’inverse : une excitation qui ne s’arrêtait pas. Lire d’autres textes d’Elisée Reclus pour me faire une idée plus nette de ce qu’il était me grisait de plus en plus. Les phrases sont venues assez simplement ensuite.
Après, je n’avais pas de certitude sur la forme du texte, ni exactement sur ce que je voulais raconter. Je savais seulement la manière et le sujet.
Thomas Giraud. Crédit photo : Jérôme Blin/collectif Bellavieza
J.M. : Aucune certitude donc sur la forme et le contenu précis mais sur la manière d’appréhender le sujet. Qu’entendez-vous par là ? La lecture d’ouvrages d’Elisée Reclus et son mode de pensée ont-ils influé sur votre écriture ?
T.G. : C’est-à dire qu’au moment où j’ai commencé à écrire ce livre, je ne savais pas où j’irai, quelle serait la fin, ni même quel serait le chemin pour y parvenir. Je voulais écrire, écrire d’une certaine manière mais sans certitude sur ce que je voulais raconter. Il m’a même semblé, pendant que j’écrivais que ce qui comptait avant tout, c’était la manière de dire les choses, peu importe ce que je disais vraiment. C’est un peu caricatural présenté de manière aussi binaire, mais il y avait un peu de ça. Les tournures et le rythme, et moins ce que je disais vraiment. Mais finalement, je me suis laissé prendre par Elisée Reclus lui-même, il a un peu comme infusé en moi et je ne pouvais pas lui faire faire n’importe quoi, ni dire n’importe quoi. Sans décider où j’allais, la personnalité que j’avais construite imposait des directions, une manière de dire les choses, de grandir, de voyager, de regarder, d’essayer de comprendre. Car c’est bien ça avec le Elisée que j’ai construit, il ne comprend pas forcément mais il essaie de comprendre, se met à hauteur des choses, des paysages, des gens, pour tenter de comprendre.
La lecture de ses textes et de sa pensée a eu une grande influence sur l’idée que je me suis faite de lui. C’est en lisant des textes très différents, scientifiques, politiques, des lettres, que je le suis peu à peu construit une idée précise de qui était, peut-être pas Elisée Reclus, mais au moins Elisée, cet Elisée-là. il y avait dans ses mots quelque chose qui le mettait du côté de Giono, de Rousseau. Ce rapport émotif à la nature, cette envie de comprendre les éléments, savoir comment l’eau d’une rivière coule. Avec, en plus, une forme d’espièglerie, une malice, que l’on devine dans ses yeux, lorsque l’on observe attentivement les photographies que l’on peut trouver de lui et qui ont été prises par Nadar. Peut-être aussi, dans ses textes, quelque chose d’un peu farfelu, d’un peu singulier.
Ce qu’il est devenu a eu une influence sur le texte car, en me plaçant volontairement avant qu’il ne devienne l’Elisée Reclus que l’on connait, je voulais pourvoir glisser des indices de ce qu’il est devenu. L’idée était qu’il fallait que ce soit très léger, discret mais que le connaisseur d’Elisée Reclus puisse y voir une cohérence, une explication possible de ce qui allait advenir.
Elisée Reclus par Nadar
J.M. : Pourriez-vous brosser pour nous un portrait d’Elisée Reclus en quelques phrases ?
T.G. : En quelques phrases, je dirai qu’Elisée Reclus, celui que je me suis construis après mes lectures et mes recherches (et donc aussi une grande subjectivité) est un homme qui a eu des vies multiples. Pas au sens où il se serait dispersé sans jamais rien achever mais plutôt parce que c’était un grand curieux du monde et qu’il ne devait pas concevoir l’idée d’une « spécialisation ». Tout était susceptible de l’intéresser. En ce sens, il a ce côté « curieux de tout » des rédacteurs d’encyclopédies du XVIIIème siècle. C’est d’ailleurs pour cette raison que je voulais qu’Elisée enfant ait cette volonté de tout voir sans jamais hiérarchiser. Après, il a tout de même fait des choix puisqu’il n’a pas écrit sur tout. Mais qu’on lise ses écrits géographiques ou politiques, l’on sent ce même intérêt pour le monde. Une pensée en mouvement mais qui ne ressasse pas des choses déjà dites, des théories remâchées.
J.M. : Comment vous est venue l’idée, géniale selon moi en ce qu’elle permet de créer une douce proximité avec le lecteur, de ces « bouts de pensée », qui parsèment le récit et qui, de fait, permettent d’entrer dans l’intimité de la construction de la pensée du jeune Elisée ?
T.G. : L’idée des bouts de pensée n’est pas venue dès le départ dans la rédaction du texte. J’ai senti que j’avais besoin de faire respecter mon récit dont j’avais l’impression qu’il était parfois trop dense, trop serré. Les bouts de pensées m’ont permis de faire apparaître une voie intérieure d’Elisée, une voix que l’on sent progresser au fur et à mesure du récit, pendant qu’il grandit. De manière générale j’aime beaucoup les pensées en fragments. A la fois pour leur force poétique, pour l’ambiguïté de celles-ci : courtes dont on ne sait jamais si elles sont l’aboutissement de raisonnements ayant conduit à une réduction au minimum, à l’essentiel, ou à l’inverse si elles ne sont que des intuitions à peine élaborées, comme des notes prises à la va-vite.
J.M. : Derrière l’apparente simplicité de la langue, on sent la richesse des influences, et pas seulement littéraires, sur votre écriture. Quels sont auteurs qui ont marqué votre vie de lecteur ? Comment est né en vous le désir d’écrire ?
T.G. : Les auteurs qui ont marqué ma vie de lecteur sont assez nombreux car je lis beaucoup, et je multiplie ainsi les occasions d’être frappé par une écriture. Pour faire un choix, chez les auteurs de romans francophones c’est Giono, Ramuz, Michon, Bergounioux, Gracq, Desbiolles, Senges et Beckett et pour les auteurs étrangers Lobo Antunes, Pessoa et Faulkner. Je lis également beaucoup de poésies et de ces ouvrages qu’on va trouver classer en sciences sociales dans les librairies (sociologie, anthropologie, histoire, sciences politiques et philosophie politique).
Ecrire s’impose. J’ai toujours écrit. J’ai toujours pris des notes sur ce que je voyais, comprenais, ne comprenais pas, ce que je lisais. Je n’avais, avant Elisée, jamais écrit quoi que ce soit qui dépasse ces fragments, ces notes prises sur des carnets. Je n’osais pas me lancer, ne voyant pas par quel bout prendre les choses pour écrire un récit. Il n’y avait pas de projet particulier avec ces notes autre qu’essayer de retranscrire, de m’approprier en écrivant quelque chose : un sentiment, une émotion une idée, un raisonnement.
Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes, de Thomas Giraud, est publié aux très belles éditions de la Contre-Allée.