La jeunesse, c’est un problème de pauvre
Ils étaient trop jeunes.
Trop jeunes pour faire la cuisine sans renverser l’eau bouillante sur le plan de travail, trop jeunes pour rentrer tôt, trop jeunes pour étudier des matières nobles imprimées sur les formulaires d’inscription de l’université, que la plupart des étudiants choisissaient de déserter pour trouver un job, ou deux, ou trois, payés au noir dans les rues piétonnes de la ville, désormais gangrenées par les rades où la bouffe faisait autant le bonheur des ouvriers exténués que celui des chiens efflanqués qui attendaient leur ration la truffe levée vers la table de fer foncé recouverte d’une nappe qu’aucune lessive ne pouvait plus détacher. Ils étaient trop jeunes pour comprendre, pour savoir, pour attendre.
Trop jeunes pour obéir.
Ils étaient trop jeunes pour accepter de voir leur pays, ces villes qu’ils avaient visitées, arpentées, apprivoisées, auxquelles ils ressemblaient comme l’inverse, pourrir de l’intérieur, se vider de leur beauté à la manière d’une plaie qui suinte sous la chaleur du soleil. Trop jeunes pour aimer habiter des campagnes que les autochtones tentaient de maintenir en vie, comme on presse la poitrine d’un homme qui manque d’oxygène, les deux mains sur le cœur. Trop jeunes pour connaître ces gens qui poussaient des deux bras contre la cage thoracique du pays pour qu’il reprenne sa respiration. Trop jeunes pour qu’on les empêche de respirer à pleins poumons, cet énorme papillon qu’ils portaient en eux-mêmes comme un coffre aux richesses périssables. Ils étaient trop jeunes pour économiser, pour s’économiser. Comment mettre de l’argent de côté quand on n’en a pas ? disait le plus âgé des trois, un garçon à la mâchoire carrée , aux cheveux courts, bruns comme un champ pourri. Tomma. Un vieil adolescent, laid et bienveillant, rongé par le manque de sexe et de nourriture saine. Tomma réfléchissait, refusait de regarder son reflet dans la glace ébréchée fixée à la porte de la chambre qu’il partageait avec son petit frère.
Trop jeunes pour se séparer.
Trop jeunes pour aimer la solitude, se l’approprier. Trop jeunes pour qu’on leur fasse confiance. Oui il y a du travail pour vous. Oui, vous serez mal payé, mal logé, mal nourri, il ne faut pas trop en demander. Trop jeunes pour demander quoi que ce soit d’ailleurs. Ils portaient l’âge sur le dos comme un âne les poids de ses maîtres, et cheminaient à travers les routes tortueuses du présent sans filet de sauvetage en cas de chute. Ils étaient trop jeunes pour oublier ce qu’ils avaient vécu jusqu’à ce soir de novembre. Les écrans, les journaux, les conversations de comptoirs, les professeurs, les nourrices et les boulangers disaient la même chose, avec le même tremblement dans la voix, la même peur de se retrouver dehors, sans famille, sans ami. L’amour, on en reparlera. Partez, traversez l’océan, les montagnes, apprenez les langues étrangères. Vous reviendrez en héros. Vous reviendrez sans votre jeunesse, avec un uniforme neuf, le dernier était trop éclatant, trop coloré, trop teinté des jalousies adverses, des frustrations de vos aînés et des doutes de vos parents pour qu’on vous accepte dans les bureaux officiels et les tribunes publiques. Partez. Vous êtes trop jeune pour souffrir, même si c’est déjà fait. Partez.
Ils pouvaient s’investir, mais pas investir. N’avaient rien d’autre à donner qu’eux-mêmes pour ce pays qui cherchait l’argent partout où il ne s’en trouvait pas. Ils étaient trop jeunes pour partir en vacances, revenir sans croûte au genou. Trop jeunes pour avoir des enfants alors qu’ils ne possédaient pas de quoi les habiller, les nourrir. Trop jeunes pour assortir leurs vêtements. Les leurs n’étaient pas troués. Pas encore. Aux informations nationales, les journalistes trouvaient des phrases fortes pour définir la situation actuelle. La jeunesse est un problème de pauvre. Notre pays n’a plus d’argent, elle ne sait pas quoi faire de ces nouveaux adultes qu’elle ne peut pas payer. Ils étaient trop jeunes pour accepter d’être les rejetons d’une mère qui s’était gavée jusqu’à l’indigestion ; la génitrice leur laissait les restes, et comme des chiens sans collier ils attendaient sous la table, le nez à même le sol. La mère n’a pas d’argent, la mère n’a plus d’argent. Partez. Il y a du fric ailleurs, il faut prendre des trains, des avions, des bateaux, des risques. Il faut dormir dans des lits dégueulasses, apprendre des dialectes étrangers qui écorchent la langue, se plier à des règles qu’on n’a pas voulu suivre chez soi. Trop jeunes pour lire les livres, les lois, les lettres de leurs grand-parents jusqu’au bout.
Ils étaient trop jeune pour supporter l’absence d’horizon. Mon horizon est vertical, il va bientôt m’écraser, dit la jeune fille en fumant une cigarette qu’elle a échangée dans la rue contre un renseignement géographique. Betti. Comme l’actrice, la chanteuse, la danseuse. Avec un nom pareil, elle n’avait pas le droit à l’erreur, mais elle était trop jeune pour le savoir. Betti connaissait Tomma parce qu’elle s’occupait de son petit frère le mercredi après-midi. Ils fréquentaient les mêmes cafés, buvaient la même bière infâme et s’échangeaient les mêmes bouquins, avec les mêmes références dans les marges au crayon à papier. Ils ne supportaient plus d’attendre des réponses aux questions qu’ils posaient cent fois par jour. Ils ne supportaient plus de chercher de l’or dans un sol impossible à creuser davantage. Trop jeune pour posséder les outils qui auraient permis de s’épuiser moins vite. J’ai mal à mon âge répète le troisième en traînant la patte devant le bâtiment des formations administratives. Tristan. Les deux premiers sont venus le chercher après l’avoir vu fouiller les poubelles de la grande rue pendant la nuit. Bien sûr, ils n’ont jamais mentionné l’évènement. Retourner les ordures à dix-neuf ans. Trop jeune pour sentir mauvais.
Partez. La jeunesse est un problème de pauvre. Vous êtes trop jeunes pour être un problème. Vous êtes trop jeunes pour être triste, pour avoir faim, pour avoir mal. Partez. Tant de pays, et si peu de temps pour les connaître. Il y a des appartements propres ailleurs, il y a des commerçants honnêtes ailleurs, il y a du soleil ailleurs. Des endroits où le soleil ne fait jamais la grève. Tomma. Betti. Tristan. Partez tous les trois. Ne vous quittez pas. Ne vous oubliez pas. N’oubliez pas. Trop jeunes pour ne pas franchir des frontières, trop jeunes pour refuser de les repousser jusqu’aux portes de l’océan. Partez. Ailleurs, il y a de la terre, des larmes, de la poussière, mais il y a un moyen. Des maisons avec une chambre pour chacun.
Ils sont partis. Ils ont traversé. Transpiré. Trop jeunes pour ne pas suer à la tâche. Ils sont partis. Imprégnés d’une langue qui n’était pas la leur. Changé d’habits, de coupe de cheveux, perdu des kilos, des illusions, des papiers d’identité. Tomma a laissé sa chambre au petit frère, Betti couche dans le lit de Tristan, il est grand, il est fin, ses yeux sont clairs et tristes. Ils sont partis loin, longtemps. Ils ont eu des ampoules aux pieds, des cafards dans les chaussettes, du vinaigre dans le café du matin. Ils ont tenu. Bien droit. Dans le silence des pays qu’on ne connaît pas. Des années entières. Trop jeunes pour vieillir. Ils sont partis là où la jeunesse n’était pas un problème de pauvre.
Le jour de leur retour, dans la rue, devant la maison de leurs parents, un homme qui vendait le journal a dit :
Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce-pas ?
trop triste. trop vrai. Cécile, votre texte suinte le dégoût avec une pointe de rage qui l’électrise. je n’ai pas encore lu de roman de vous, je cais le faire.