Si le nom de Paul Beatty ne vous dit rien, nous allons tenter de réparer ce préjudice quelques années avant qu’il ne devienne la nouvelle coqueluche de la littérature afro-américaine (mon p’tit doigt qui me le dit). Pour le moment, seulement deux de ses romans sont parus en France, Slumberland (Seuil, 2008), road-book musical narrant l’épopée d’un DJ à la recherche du beat parfait, et American Prophet, son premier roman, qui sort ces jours-ci en poche (10-18) et sur lequel nous allons nous pencher.
« Ce boulot de messie est une plaie. » En guise de prologue, une plongée sauvage dans ce qui va suivre. Le narrateur est devenu un porte-parole de la communauté Noire constatant que tout ayant été fait en vain, par le passé, pour transcender la couleur de peau et devenir libres et égaux, les Noirs n’ont plus qu’à disparaître par un suicide collectif. Comment Gunnar Kaufmann en est arrivé là ? Passant une bonne partie de son enfance dans un ghetto de Los Angeles, Gunnar, « le premier fils d’un fils de pute branché par les peaux claires », « voué […] à traîner les pieds dans le sillage d’une longue et veule file de nègres, d’oncles Tom et de fidèles domestiques bamboulas » a la chance d’avoir une mère aimante, protectrice et au verbe fort qui racontera sans cesse la vie de ses ancêtres, connaissant son arbre généalogique sur le bout des doigts.
Ainsi, dès le plus jeune âge, Gunnar aura un aperçu exhaustif de ce qui fait son identité et de la manière dont il peut se situer dans l’histoire de la communauté afro-américaine. Le Noir « cool et marrant » du collège qu’il deviendra aura déjà une avance sur tous ses camarades : il sait qui il est. De sa conscience de race, Gunnar ne saura qu’en faire, préférant briller au basket et se défouler dans des poèmes qu’il inscrira sur les murs du ghetto. Le poète roi du basket se fait alors embarquer dans le gang de Psycho Loco, Joe La Combine et Scoby, fous furieux aux attaques et règlements de compte exubérants. Mais les poètes ne s’adressent pas toujours qu’au vent, et la réputation de Gunnar le précède, les directeurs des plus grandes universités se le disputent, les éditeurs veulent le publier, chacun repérant en lui le chaînon manquant de l’émancipation, et ce qui n’était qu’une vaste blague adolescente devient un phénomène national. Tantôt maîtrisant la situation, tantôt complètement dépassé par les événements, Gunnar changera bon an, mal an, la face des États-Unis.
Non seulement Paul Beatty est un conteur incroyable qui ne lâcherait pas son lecteur pour un sou, mais c’est surtout un prince du bel air, un artiste de la punchline, du dialogue et du tempo, mettant sa prose furibarde au service d’un propos mal élevé, irrévérencieux, insolent, ultra documenté sans être pédant, et jamais cynique. Un roman jubilatoire, d’une désinvolture salvatrice.
Paul Beatty, American Prophet (The White boy shuffle), traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru, 10-18, 2015.