[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f037c8″]U[/mks_dropcap]n groupe de gens se tient dans le noir, et soudain, dans un chuchotement frénétique, le groupe tapi dans l’obscurité apparaît, et intervient devant un public médusé.
Ce sont les militants d’Act Up.
Une ouverture de film en coup de poing, qui dévoile en une séquence tout le propos du nouveau film de Robin Campillo (Eastern Boys, déjà réussi et au sujet très fort). 120 Battements Par Minute est l’histoire d’un groupe d’activistes né en pleine pandémie du SIDA dans les années 1980, luttant contre l’indifférence assassine des pouvoirs publics et la cupidité des laboratoires.
Un intervenant bénévole présente en quelques mots ce qu’est l’association à une poignée de garçons venus rejoindre les rangs. Les militants prennent place dans un amphithéâtre, une réunion va commencer.
La mise en scène garde la distance du documentaire tout en embarquant le spectateur dans l’action grâce à la voix off : véritable trouvaille du film.
L’énergie dans l’amphithéâtre est palpable, l’air est saturé. Nous, spectateurs, sommes parmi eux, totalement immergés en deux séquences. Il s’agit pourtant d’une fiction qui n’en est pas vraiment une non plus, le film ayant une part historique indéniable.
Comme les nouveaux, nous voyons là les balbutiements de ce qui deviendra une association qui fera couler beaucoup d’encre, et de faux sang. Chacun exprime son ressenti sur la bonne réussite ou non de l’action, les retombées en termes de propagation médiatique pour faire parler de leur cause.
Le réalisateur filme ses acteurs au plus près, avec beaucoup de tendresse, d’humour, captant une vérité rare. Aucune fausse note dans ce film, tout tient en équilibre autour d’une poignée de militants que l’on va suivre quelques mois, quelques années. Pas de misérabilisme ou d’apitoiement, mais un film qui regarde en face ses protagonistes, comme eux regardent en face leur propre mort en puissance.
Belle idée que de ponctuer la narration par des scènes plus oniriques de danse, raccordées avec délicatesse en fonction de la dramaturgie : les corps comme des molécules de vie qui ont besoin de se toucher, de se rencontrer, comme les grains de poussières en suspension, auréolés de lumière, ou le virus en gros plan comme molécule destructrice. Des idées simples de mise en scène qui s’entremêlent en symbiose.
Petites échappées lyriques en musique, celle du grand DJ français Arnaud Rebotini qui a su trouver le ton d’un tempo house dansant qui flirte en permanence avec la mélancolie du sujet.
Les acteurs sont passionnants à observer. Ils sont beaux, touchants, fragiles et puissants. Adèle Haenel est comme une lionne flamboyante, on aurait aimé un tout petit plus de traitement sur son personnage, fougueux et complexe.
Nous entrons alors dans l’intimité de deux personnages, avec Sean atteint par la maladie, joyeux impertinent mordant, et Nathan, le dernier arrivé, « séroneg », fascinant, à la carrure rassurante partagée avec un côté plus juvénile et naïf (Nahuel Pérez Biscayart et Arnaud Valois sont sidérants).
Rapprochements, frottements des corps, confidences dans la pénombre d’un lit, mais la tragédie s’immisce dans les chuchotements nocturnes. La scène d’amour filmée dans l’entrelacement de la temporalité porte ce qu’est devenue l’essence même de l’amour dans l’acte sexuel : magnifique et terrible à la fois. Si le virus contamine chaque parcelle de vie, Sean et Nathan vibrent ensemble jusqu’au bout de la nuit, et se dévorent des yeux pour faire reculer l’ombre le plus longtemps possible.
Leur combat est celui de milliers d’autres couples ou amis qui ont traversé ça ensemble. Je pense à certaines personnes. Je pleure.
Les corps joyeux se recroquevillent, la peur est là, celle de se perdre, les perfusions et autres gestes médicaux ont pris le dessus, mais pas seulement. La scène de l’hôpital, où soudain la sensualité refait surface, est bouleversante. Ils se regardent, ils rient, ils n’abandonnent pas. Ils sont ensemble.
Et la perte, inéluctable. Nous ne sommes, de toute façon, que de passage. Le temps d’une vie.
La séquence finale est magistrale. Tous se rejoignent une dernière fois autour de leur ami, ils en ont déjà perdu de nombreux, ils se serrent, rient encore, et la mère du défunt, « c’est bien que vous soyez tous là » arrache de véritables larmes.
Nous étions tous là, ils sont tous là. Cet amour qui rassemble les gens, lui, est vivant et le sera toujours quand tous seront partis. Il est là, il est cette énergie créatrice sur Terre.
Alors que je finissais ces quelques lignes pour vous donner envie, lecteurs/lectrices, d’aller au cinéma, je vois que le public a bien accueilli le film, et l’ensemble de la critique également. J’en ai tout de même lu une qui parlait d’un film « lyophilisé ». Il faudrait voir parfois à laisser son cerveau de côté et ouvrir un peu plus son cœur, Campillo n’a pas pour but, je pense, de coller au réel de ces années-là comme le déplore le critique.
Oui, le film est peut-être un plus joyeux que le réel, mais le message qu’il porte en est cent fois plus fort, car la solidarité et l’amour que l’on sent dans le film entre tous les protagonistes, le monde en a un besoin fou trente ans plus tard.
Après la tristesse vient la colère, quand on sait que beaucoup de choses auraient pu être évitées, et que les ministres de l’époque n’ont même pas été jugés pour leurs décisions qui ont mis en danger la vie de milliers de citoyens.
Cela donne en vie de mettre encore plus en lumière les actions citoyennes, notamment dans les asso, cela donne aussi envie de réinventer l’action politique… Ce film rend aussi hommage à tous ceux qui résistent, à tous ces anonymes engagés.
Et il y aurait toujours de quoi tapisser les murs de sang factice. Le décret Barzach fête ses 30 ans cette année. Ce décret a autorisé la vente libre de seringues, modifiant le décret de 1972 qui restreignait leur vente en pharmacie, sur ordonnance ou sur commande nominative. Autant dire que très peu de gens faisaient cette démarche, et que ce décret assassin a joué un rôle non négligeable dans la propagation du virus.
S’il est acté que cette mesure a été une mesure de santé publique, et la première en matière de réduction des risques (RDR), en 2017, les détenus n’en bénéficient toujours pas. La loi de santé de 2015 prévoit un programme de distribution et d’échange de seringues (PES) pour les prisons françaises, mais les syndicats de surveillants de prison s’y opposent, arguant que ces seringues pourraient être utilisées comme des armes. Le décret d’application de la mesure n’a donc pas encore vu le jour. Le sécuritaire prime sur le sanitaire.
En attendant, la prévalence du VIH et des hépatites est 6 fois plus élevée en prison qu’en-dehors. Les détenus se partagent des seringues de fortune, bricolées avec des stylos et des aiguilles. Ce genre d’aberration relève de « l’inorexable cruauté de l’homme sur l’homme » pour paraphraser Valentine Goby dans Je Me Promets d’Éclatantes Revanches.
Malgré l’esthétique 90’s qui pourrait faire penser que les raisons de se mettre en colère appartiennent au passé, il y a encore de quoi s’engager ! Act Up Paris, qui bénéficie du formidable coup de projecteur du film en profite d’ailleurs pour rappeler que le « Sida, ce n’est pas que du cinéma« .
120 Battements Par Minute
réalisé par Robin Campillo d’après un scénario de Robin Campillo et Philippe Mangeot – sortie le 23 août 2017
Grand Prix et Queer Palm du Festival de Cannes 2017 – sélectionné pour concourir aux Oscars 2018