Cela pourra paraître hallucinant auprès des plus jeunes qui nous lisent, mais il fut un temps pas si lointain où la hype et le buzz (bref, les rumeurs) entourant tout artiste prometteur s’effectuaient uniquement par le bouche à oreille et la presse écrite. En effet, au mitan des années 90, internet n’en était encore qu’à ses balbutiements et le principe même de réseau social semblait encore relever de la pure science fiction.
C’est pourtant dans ce contexte qu’un duo de français allait réussir un coup historique, tant sur le plan musical qu’événementiel. Nous sommes en 1992 lorsque les membres du trio pop indé Darlin’, composé de Thomas Bangalter, Guy-Manuel de Homem-Christo et Laurent Brancowitz (futur guitariste de Phoenix), jettent l’éponge, suite à des critiques désastreuses de leurs prestations scéniques et une poignée d’enregistrements restés confidentiels. Dans la foulée, Thomas et Guy-Manuel fondent Daft Punk, reprenant l’un des quolibets assénés à leur précédente formation par la presse spécialisée anglaise. Loin des variations électriques climatiques de Darlin’, le duo s’oriente désormais exclusivement vers les sonorités électroniques des courants house et techno qui, bien que submergeant déjà la scène musicale outre-Manche, restent encore largement inconnus du public français.
Si leur tout premier EP sous ce nouvel alias, publié en 1993 sur le label Soma Quality Recordings du duo écossais Slam, fera son petit effet, ce n’est que deux ans plus tard, après ce qu’on imagine avoir été une longue gestation réfléchie et un affinage travaillé et personnel de leur identité propre, que les Daft Punk frapperont un grand coup avec un maxi détonnant dont les deux titres feront figure d’hymnes instantanés : en 1995, cette double attaque frontale fait l’effet d’une véritable bombe dans l’underground hexagonal, les amateurs s’amusant même à décrire cette sortie comme présentant « une face pour Radio Nova, une face pour Radio FG ! ».
À l’époque, ces deux stations de la bande FM étaient en effet les seules ou presque à présenter au public les tendances contemporaines les plus pointues, tant en termes de musiques électroniques que de groove flamboyant, la ligne de mire restant braquée sur le dynamitage du dancefloor. Et sur ces deux plans, entre la charge synthétique vicieuse et irrésistible du bien nommé Da Funk et la turbine bruitiste Rollin’ & Scratchin’, qui allait faire un carton dans les rave parties de l’époque, Thomas et Guy-Man ratissaient large et fort.
Les mois suivants, la rumeur enflera à un niveau encore jamais atteint pour des artistes n’ayant alors publié que quatre titres sur un label indépendant étranger. Car si, sur le front de cette scène naissante qui n’allait pas tarder à être affublée du terme de French Touch, les premiers à dégainer leur long format furent Philippe Zdar et Etienne de Crécy, publiant dès 1996, sous leur alias Motorbass, un redoutable Pansoul d’envergure internationale sur le plan musical, succès critique à la clé, les Daft Punk jouaient déjà, pour leur part, dans une toute autre cour.
C’est après d’âpres et longues négociations avec les majors les plus prestigieuses que le duo choisira, à l’automne 1996, de signer avec la division Labels du géant Virgin, leur garantissant à la fois liberté artistique et large (bien que masquée puis casquée) exposition médiatique, pour sortir leur très attendu premier album au début de l’année suivante. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’hormis quelques rares critiques mitigées voire incendiaires, ce Homework fit date dans l’histoire de la musique, non seulement française, mais aussi mondiale : en effet, en seize pistes explosives, comme autant de claques administrées aux gardiens de temple de tous horizons, Daft Punk insufflait à la dance music de l’époque, cantonnée à des carcans précis (discoïdes et funky pour la house, froids et raides pour la techno) une énergie et une approche viscéralement rock qui allaient littéralement révolutionner toutes les préconceptions liées à ces genres en pleine ébullition, bien au-delà de l’aura déjà appréciable de leurs singles parus jusqu’alors et d’ailleurs tous repris sur le disque.
Du slogan ravageur de Revolution 909, référence à la célèbre boîte à rythmes de chez Roland, qui appelle très clairement au soulèvement festif de l’humanité par le biais des machines, à la syncope outrageusement remuante d’Around The World, qui se verra illustrée par une chorégraphie frénétique mise en images par Michel Gondry et deviendra un tube planétaire, en passant par la punition brutale de l’explicite Rock’n Roll, qui voit se télescoper l’urgence sauvage des Stooges et la convulsion robotique de Kraftwerk, leur appétit vorace pour toutes les tendances les plus accrocheuses et efficaces du moment se pare d’une inventivité frondeuse et téméraire qui, si elle entraînera dans son sillage nombre de suiveurs plus ou moins inspirés, décomplexera toute la scène électronique française en la plaçant au centre de toutes les attentions mélomanes (et médiatiques) en ce XXème siècle finissant.
Depuis ce choc inaugural, les Daft Punk auront distillé dans le canevas de leur musique protéiforme leurs penchants et influences les plus ouvertement mélodiques, avec un succès croissant jusqu’au phénoménal et de nombreuses réussites formelles au compteur, notamment sur le lumineux Discovery de 2001 et le kaléidoscopique Random Access Memories de 2013, parvenant dans le même temps à convertir nombre d’artistes de stature mondiale à leur science touchante et inexacte, à la fois robuste et fragile, de l’imbrication intuitive d’une âme pop dans un corps mécanique.
Début 1997, les prévisions de leur maison de disques tablaient sur 80000 ventes de l’album Homework, ce qui était déjà un chiffre conséquent pour ce type de musique à l’époque. À ce jour, il s’en est écoulé plus de trois millions d’exemplaires à travers le monde, faisant de cette œuvre fondatrice, à l’instar du Moon Safari de leurs compatriotes de Air, l’un des deux disques les plus emblématiques de cette fameuse French Touch, qu’ils auront autant contribué à installer que mis un point d’honneur à transcender.