[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L'[/mks_dropcap]un de mes films de chevet avant que le snobisme et l’adolescence ne me rattrapent et que je singe le sourire narquois qui était alors de mise lorsqu’on prononçait le nom de « Bodhi » était Point Break de Kathryn Bigelow. Parce que c’est sans doute l’une des plus audacieuses cinéastes en activité, avec un sens et un génie visuel comparables à James Cameron, l’efficacité de John McTiernan ou l’ambition des Wachowski, un cinéma capable de vous imprimer des images iconiques et inoubliables dans la rétine, capable de mettre du souffle aux histoires les plus âpres et les plus casse-gueules, une réalisatrice qui ne fait pas de concessions, capable de se frotter aux sujets les plus brûlants, quitte à provoquer la polémique (comme dans le récent Détroit).
Car depuis longtemps, Bigelow crée des images inoubliables, parfois même prophétiques comme dans l’extraordinaire Strange days en 1995. Elle y décrivait une humanité mélancolique, désenchantée, désespérée et solitaire, perdue dans les mirages d’une réalité virtuelle qui les replongeait dans une nostalgie illusoire et fugitive. Evidemment, c’était une enquête et une histoire de meurtres. Mais ça disait surtout l’époque et son vague à l’âme. Et c’est rare de saisir le mal du siècle et de l’imprimer sur pellicule. Les surfers de Point break étaient des anars en mal d’idéal, devenus sans limites à force de flirter avec le danger, l’illégalité, se fourvoyant à force de poursuivre une chimère. Le désenchantement de tout un monde incarné dans des personnages, l’inversion de toutes les valeurs et l’absurdité des cases qu’on s’attribue.
L’horreur presque ubuesque de la guerre d’Irak dans Démineurs. Bigelow plante sa caméra et prend le pouls d’une époque où les frontières sont troubles entre bien et mal (dans Zero Dark Thirty et Detroit, c’est flagrant). Elle interroge sans cesse la perte de repères et l’humanité qui se débat et devient héroïque quand elle cherche du sens à un monde devenu fou (jusque dans ce film de sous-marin K-19 qui fit un flop). Sous les clichés spectaculaires et populaires, le cinéma d’action, elle propose une oeuvre violemment existentielle, sans concessions, aux accents et aux nuances métaphysiques.
Le cinema de Kathryn Bigelow a gagné en radicalité dans les années 2010, ce qu’on sentait en germe depuis longtemps sous l’esthétique. C’est une mise en scène qui va aller au cœur des tourments qui disent l’Amérique d’aujourd’hui, dans la traque de Ben Laden, ou retraçant les émeutes raciales des années 60 dont on ressent encore si fort la pertinence aujourd’hui. Même après la reconnaissance de Démineurs et Zero dark thirty, elle continue de s’aventurer, de risquer un propos qui n’enfonce pas trop d’évidences, poursuivant en cela ce qui me l’a fait aimer d’abord, cette fascination pour le clair obscur, ce sens du souffle et de l’image, cette lucidité et cette mélancolie qui disent si fort ce que furent les années 1990 dans ce qu’elles ont produit de meilleur, cette interrogation du présent et des certitudes trop aisées et trop confortables.
Certains de mes premières fascinations cinéphiles sont des séquences de Kathryn Bigelow.
Alors joyeux anniversaire.