« I’d like to teach the world to sing in perfect harmony/
Cut it up in tiny little bits and give it all away for free. »
(« Je voudrais apprendre au monde à chanter en parfaite harmonie /
Le découper en petits morceaux et tous les distribuer gratis. »)
Happy Mondays, Harmony
[dropcap]S[/dropcap]ur le papier, rien ne prédestinait particulièrement la bande des allumés mancuniens Happy Mondays à un statut de pop stars : formé à l’aube des années 80 autour des frères Shaun et Paul Ryder, ce groupe semblait voué à rester scotché à son quartier de Salford, dans les marges d’un underground déjà bien encombré par un certain nombre de formations génériques, dont la signature sonore se bornait à la grisaille post-punk qui caractérisait outre-Manche les années Thatcher.
C’était sans compter sur l’intuition du visionnaire Tony Wilson, patron du mythique label Factory Records, qui les signera en 1985, ayant flairé la singularité de cette bande de délinquants juvéniles et leur possible représentativité d’une classe ouvrière désœuvrée rêvant d’un monde meilleur et pailleté, fut-ce au travers de la pratique chronique d’une défonce homérique. Si les deux premiers albums du groupe, pourtant produits par le légendaire John Cale, jadis pilier du Velvet Underground, puis le génial Martin Hannett, responsable du son puissant et spacieux de Joy Division, ne rencontreront qu’un succès d’estime, la trajectoire des Happy Mondays prendra un tour nettement plus triomphal avec la sortie fin 1989 du maxi Madchester Rave On, qui ira jusqu’à donner son titre à un mouvement musical conséquent, dont la formation sera le fer de lance aux côtés de leurs compatriotes The Stone Roses.
Mais plus encore qu’au travers des quatre titres sauvages qui composèrent ce EP dantesque et fondateur, c’est avec plusieurs remixes telluriques que les Happy Mondays allaient inscrire leur nom au bastion des groupes importants du moment. C’est notamment en incorporant au martial Hallelujah des chœurs grégoriens évocateurs et une rythmique house des plus obsédantes, que les DJs Andrew Weatherall et Paul Oakenfold, épaulés par l’ingénieur du son Steve Osborne, allaient non seulement réinventer le son du groupe mais également poser les bases d’une révolution culturelle d’envergure, mêlant la fierté électrique et insulaire de l’indie pop d’alors aux charmes indolents de la dance music la plus efficace et galvanisante.
À la suite logique de cette double réussite, tant sur le plan artistique que populaire, la réalisation du troisième véritable album des Happy Mondays sera confiée au tandem Oakenfold/Osborne, permettant au groupe de confirmer son importance séminale tout en accroissant d’un cran son épatant succès commercial : précédée en mars puis octobre de deux singles qui atteindront tous deux la cinquième place des charts nationaux britanniques, la parution en novembre 1990 du très attendu Pills ‘N’ Thrills And Bellyaches fera figure d’événement incontournable.
Et il faut dire que derrière les deux tubes que furent le chaloupé Step On, chipé à l’oublié John Kongos, et le lumineux Kinky Afro, au refrain calqué sur le fédérateur Lady Marmalade de Patti LaBelle, le disque avait de sacrés arguments à faire valoir.
Si l’influence des musiques noires, du funk le plus torride à la disco la plus euphorique, était jusqu’alors une simple évocation souterraine et subliminale sur les précédents efforts des Happy Mondays, les malicieux Oakenfold et Osborne se sont appliqués à la faire exploser au grand jour, sans pour autant trahir la dimension essentiellement rock de leur musique. Ainsi, le riff tranchant et acide de God’s Cop se pare d’une rythmique irrésistiblement dansante, insistante et implacable, tandis que la syncope féline du flamboyant Loose Fit allait devenir un passage obligé et incontournable de tous les concerts à venir du groupe.
Si la progression chatoyante et hypnotique de Donovan semble marquer une inflexion dans la dureté du propos sonore, ce n’est que pour mieux exploser dans un final aussi foudroyant que cohérent. Quant à la grandeur épique du groove de Dennis And Lois (dont la cocotte funky inspirera d’ailleurs The Edge, guitariste de U2, pour les bases d’un certain Until The End Of The World quelques mois plus tard), la sensualité exacerbée du dragueur Bob’s Yer Uncle, magnifiée par les feulements de la magnétique Rowetta, ou la langueur psychédélique du sublime Harmony, elles attestent toutes d’un soin inédit porté aux structures et aux arrangements d’un groupe de voyous auxquels il suffisait de donner un cadre d’une précision paradoxalement libératrice pour les voir tutoyer les étoiles.
Malheureusement, comme le titre du disque l’anticipait avec une prescience troublante, après les pilules et les frissons vinrent les maux d’estomac : on passera vite sur la suite des événements, nettement moins glorieuse, qui verra le groupe ruiner son label avec l’enregistrement à rallonge d’un quatrième album s’avérant à l’arrivée poussif et inégal, et dont l’accueil critique glacial mènera à sa séparation dans des conditions aussi tristes que visiblement inévitables. Au cours des dernières décennies, Shaun Ryder et l’emblématique danseur Bez reformeront les Happy Mondays pour de juteuses tournées qui confirmeront, si besoin était, que la marque qu’ils ont laissée dans l’inconscient collectif, par leur musique aussi frontalement hédoniste qu’insidieusement poétique, est toujours aussi brûlante que du temps de leur âge d’or passé.
Pour sa part, si Pills ‘N’ Thrills And Bellyaches n’est peut-être pas à proprement parler le « meilleur » album du groupe (je réserve encore, trente ans après, cette accolade au titanesque Bummed de 1988, qui portait déjà toutes ces obsessions derrière un impressionnant mur du son, certes quelque peu opaque pour l’auditeur non aguerri), il est sans conteste le plus « important » : trois décennies après sa parution, on cherche encore, au sein de ses héritiers britanniques, un digne équivalent à sa verve décomplexée, sa paillardise roublarde et sa ferveur addictive.
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Pills ‘N’ Thrills And Bellyaches des Happy Mondays
est sorti en CD, cassette et vinyle le 27 novembre 1990 via le label Factory Records
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