[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ff6600″]N[/mks_dropcap]é le 24 novembre 1954 à Sarajevo, Emir Kusturica, cinéaste, acteur et musicien serbe, est sans doute un des réalisateurs les plus atypiques du cinéma des années 80-90. Et il nous le prouvait, une fois de plus, avec cet excellent Chat Noir, Chat Blanc, sorti en 1998, délire visuel sans précédent, folie baroque inoubliable, qui lui vaudra le Lion d’argent au festival de Venise.
Après avoir réalisé Underground, pour lequel il obtient une deuxième Palme d’or en 1995, et s’être retrouvé au cœur d’une polémique politique, Kusturica déclare qu’il arrête le cinéma. En pleine dépression, il se voit proposer par une chaîne de télévision allemande la réalisation d’un documentaire sur la musique tzigane. Alors qu’il se rend sur le lieu de tournage, il entend une anecdote à propos de la mort d’un grand-père juste avant un mariage dont le corps a été mis dans la glace pour que la cérémonie ait lieu. À la même époque, il se plonge dans les nouvelles de l’écrivain russe Isaac Babel, notamment Banja le Roi, tiré du recueil Contes d’Odessa*.
Ni une, ni deux, le projet prend la forme d’un long métrage de fiction dans la tête de notre homme. De retour à Belgrade, il fait appel au scénariste Gordan Mihić, avec lequel il a déjà travaillé sur Le Temps des Gitans (merveille des merveilles), et lui demande d’écrire un scénario autour de ces deux éléments.
Ainsi vint au monde Chat Noir, Chat Blanc, bijou d’humour et de fantaisie et dernier grand chef d’œuvre du réalisateur selon moi. Avec une énergie contagieuse, Kusturica nous embarque à nouveau chez les Gitans dans une farce rabelaisienne baroque, optimiste et truculente, et nous livre une sorte de geste épique et burlesque peuplée de personnages hauts en couleurs que les écrivains Isaac Babel et Isaac Bashevis Singer n’auraient pas renié.
Et si l’on est loin de tout réalisme, cette épopée gitane n’est pas dénuée de noirceur avec, en toile de fond, ses rapts sexuels, trafics en tout genre et mariages arrangés à vous filer la chair de poule !
Chat Noir, Chat Blanc se déroule sur les rives sinueuses du Danube et le moins qu’on puisse dire, c’est que la vie est loin d’y être tranquille. Matko le gitan vit de petits trafics minables avec les Russes et a besoin d’argent pour réaliser un coup important. Il demande à Grga Pitic, parrain de la communauté gitane et vieil ami de la famille, de le financer. Ce dernier accepte, mais Matko n’est pas à la hauteur et se fait doubler par le dangereux Dadan. Pour solder sa dette, Dadan lui propose de marier son fils Zare à Coccinelle, sa minuscule sœur cadette. Hélas, Zane en aime une autre, la blonde Ida. Je n’en dirai pas d’avantage, mais le meilleur est à venir, croyez-moi…
Gitans excentriques et édentés capables de toutes les folies et d’arnaques en tout genre, jeunes femmes rebelles et matrones désespérées défilent sur la scène au son de la musique échevelée et joyeusement désenchantée d’Emir et de son groupe, le No Smoking Orchestra, et de la fanfare du Slobodan Salijević Orchestra. Tout cela entre deux salves de fusils, des braillements à tout va, des animaux de tout poil dont un cochon qui mange une voiture et de toute une série de gags de plus en plus loufoques.
https://youtu.be/M3MfuFoULYI
Et c’est une merveille que ce film jubilatoire et exubérant empli de bruit et de fureur, mâtiné de fantastique, aussi hilarant qu’effrayant par certains aspects et qui vous donne irrémédiablement envie d’entrer dans la danse.
Peintre de génie à l’imagination débridée, chantre de cette âme slave tant enviée, Kusturica construit ici avec maestria un univers baroque, foisonnant et absurde, empreint de délires visuels, de personnages grotesques et de situations plus cocasses les unes que les autres. Symbole d’une liberté absolue, entremêlant joies et tristesses, Chat Noir, Chat Blanc est une véritable ode à la vie et révèle un optimisme capable de transcender les pires épreuves.
En bref, ne manquez pas de découvrir cette œuvre extraordinaire de trouvailles, réjouissante et enivrante, esthétiquement époustouflante, qui met merveilleusement en lumière la vision truculente et surréaliste du cinéma et du monde d’un réalisateur hors norme.
Et maintenant, dansons !
« Flot ininterrompu de musique, de cris et de gesticulations en tous genres, Chat Noir, Chat Blanc est un film monstrueux, fatigant et bigger than life. Un délire sensitif furieusement drôle emportant tout sur son passage, tel un fleuve indomptable. Laissez-vous vibrer aux accords de la musique gitane, mettez la sono à fond et reprenez en cœur Pitt Bull Terrier, la chanson culte de ce magnifique hymne à la vie ». Virgile Dumez
*Récits d’Odessa d’Isaac Babel, traduit du russe sous la direction d’André Markowicz, Actes Sud, collection Babel.