[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]uatre ans avant la loi Veil qui aura sauvé et sauve encore des millions de femmes, 343 femmes françaises signent un manifeste sous l’égide de Simone de Beauvoir. Ce Manifeste des 343 est imaginé et publié grâce à la complicité d’un homme, le journaliste Jean Moreau du Nouvel Observateur, le 5 avril 1971 et fait l’effet d’une bombe dans la presse et auprès de l’opinion publique.
Retour sur le contexte de l’époque
Dans l’esprit révolutionnaire de la fin des années 60, l’amour libre est de mise, la pilule est autorisée mais seules 6 % des femmes l’utilisent. Celles qui tombent enceintes n’ont pas le choix : si elles ne souhaitent pas garder l’enfant, elles doivent braver la loi. Se faire avorter à l’étranger pour celles qui ont les moyens. Bricoler un avortement avec des moyens sordides (aiguilles à tricoter, sonde, etc) pour toutes les autres . Beaucoup de femmes perdent alors leur fécondité et 1 sur 1000, leur vie.
Le MLF, né en 1970, dénonce régulièrement l’horreur de ces avortements clandestins auprès du grand public. Ce tout jeune mouvement se fait alors connaitre par des actions symboliques comme une gerbe déposée en août 1970 à la mémoire de la femme du soldat inconnu ou un lancer de mou de veau lors des États généraux de la Femme du magazine Elle. Dans ce contexte, un projet de loi, la loi Peyret, est rédigé. Il propose de légaliser l’avortement dans certaines conditions, en cas de viol ou d’inceste notamment. Cette petite avancée est dénoncée par une centaine de personnalités à l’automne 1970 qui y voient un « premier pas dans la voie de l’extermination idéologique qui, après les bébés mal aimés, prendra pour cibles les infirmes et les impotents, les débiles mentaux et les clochards…« . L’opinion publique est alors divisée mais selon les sondages de l’époque, deux tiers des femmes sont déjà favorables à l’avortement.
La conception du manifeste
Jean Moreau, favorable aux avancées de la cause féminine, a alors l’idée de réunir 343 noms de personnalités avouant publiquement s’être fait avorter car » qui oserait les poursuivre ? On mettait les autorités au pied du mur. » Il monte son coup en douce avec la complicité d’une autre journaliste du Nouvel Observateur et en fait part au MLF qui est divisé sur l’action, certaines militantes ne voulant pas s’associer avec des femmes bourgeoises. C’est finalement grâce à l’intervention de Simone de Beauvoir qui décide d’aider le mouvement que le manifeste prend forme. Elle en rédige la version finale avec ce texte très fort: « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses… On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles, je déclare avoir avorté. »
Il reste alors à trouver les signataires de cet appel. Celles-ci affluent, nombreuses et sans trop de difficultés : Agnès Varda, Micheline Presle, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Françoise Fabian, Delphine Seyrig, Françoise Sagan, Bulle Ogier, Gisèle Halimi pour ne citer qu’elles mais aussi les maîtresses de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir ainsi que des inconnues, professeurs, artistes ou journalistes.
Une parution qui fait du bruit
La publication du Manifeste des 343 dans le numéro du 5 avril 1971 du Nouvel Observateur fait ce qu’on appellerait aujourd’hui le buzz. Le journal en fait sa une et la presse du monde entier relaie abondamment l’écrit. Le magazine allemand Stern reprend même l’idée deux mois plus tard avec son propre manifeste, grâce à Romy Schneider. C’est le dessinateur Cabu qui immortalisera l’expression «343 salopes» une semaine après la parution du Manifeste avec son dessin satirique paru en une de Charlie Hebdo, dénonçant l’hypocrisie des hommes politiques. Une expression que les féministes reprendront à leur compte !
Victoire pour les femmes !
Au-delà de sa publicité, le pari du texte est réussi. La justice ne poursuit pas le journal et les signataires. La parole se libère enfin et le courrier afflue à la rédaction.
Les féministes utilisent à nouveau la presse en novembre 1972 et médiatisent le procès de Marie-Claire Chevalier, une jeune fille ayant avorté avec la complicité de sa mère suite à un viol et défendue par l’avocate Gisèle Halimi. Michèle Chevalier, la mère, est condamnée à 500 francs d’amende avec sursis et ses « complices » sont toutes relaxées. Un jugement inédit et historique qui fera date pour le droit des femmes à disposer de leur propre corps.
Un an plus tard, ce sont 331 médecins « avouant » pratiquer l’avortement qui signent un nouveau manifeste dans Le Nouvel Observateur, en février 1973. L’Histoire est désormais en marche et permettra à Simone Veil de mener une lutte âpre et sans répit face à l’Assemblée nationale pour que l’IVG soit enfin dépénalisée le 17 janvier 1975.