J’avais un déjeuner ce jour là.
J’étais dans un taxi. Je me souviens que ça faisait bizarre. Johnny Hallyday était mort. Et à ma quarantaine, je l’avais toujours connu. Parce que Johnny, peu ou prou, je l’avais suivi comme tout le monde. Et il me touchait. Ce mec timide et maladroit en interview, facile à moquer. On pouvait reprendre la blague de John Lennon qui disait que le rock français était une hérésie comme le vin anglais.
Seulement… Seulement on ne peut pas trop mentir non plus. A ce jeune rocker fasciné d’Amérique, singeant Elvis, Marlon Brando ou James Dean, pétri du cinéma de Kazan, a succédé ce chanteur étrange qui a traversé les époques. Ce mec qui a fini par cristalliser des enfances, des souvenirs de chansons qu’on beuglait quand on était gosse sur la plage arrière pendant le trajet des vacances. Il a eu tout le monde à l’usure. On avait de l’affection pour lui. Passés les oripeaux, les turpitudes, les Harley, les excès, le côté un peu ridicule, un peu caricatural et presque assumé, on a fini par avoir du respect pour l’interprète, la manière dont il transcendait bien souvent les chansons qu’on lui écrivait.
Il avait cette forme d’instinct, de génie premier de l’interprétation, de tout donner, toute sa conviction dans les mots qu’il jetait dans le micro. Et la part de son histoire à lui qui nous devint familière, son cœur brisé dans « Toute la musique que j’aime« , le malaise de la célébrité dans « J’ai oublié de vivre« , le désenchantement de « l’Envie« . La solitude du « Chanteur abandonné« . Au fond lui qui ne s’exprimait pas très bien, devenant saltimbanque extrêmement jeune, et n’ayant pas l’aisance de ceux qui sont mieux nés, s’exprimait en chantant de toute la sincérité de sa voix qui semblait gagner sans cesse en puissance, en vécu.
Il était toujours au delà des limites, jusqu’à la cassure, n’ayant pas peur des gouffres et se jouant même du mauvais goût avec superbe. Je suis de ceux à qui il a fermé leur gueule. Je me défiais de l’aimer, ça ne me correspondait pas. Pourtant à chaque concert qui passait à la télé, j’étais devant, à me dire qu’il faisait bien le boulot, peut-être mieux que personne. Je suis de ceux qu’il a fini par conquérir alors qu’il était si loin de moi. Parce qu’il était honnête dans ce qu’il faisait et profondément émouvant. Et le personnage, le people m’intéresse assez peu. Mais je ne peux réprimer un sourire quand dans le casque survient « Quelque chose de Tennessee« .
Il a pu être ridicule certes, aux limites de la caricature (les imitateurs et autres guignols ne se sont pas privés de le démontrer, jusqu’à la monotonie). Mais il a surtout été bien souvent grand, auprès de Michel Berger, auprès de Jean-Jacques Goldman. J’aime la déférence, la bienveillance avec laquelle parlent de lui ceux qui ont pu le croiser. J’aime cette affection qu’il a pu susciter dans le cœur de tout le monde et de toutes les classes sociales. Il y a de la tendresse pour Johnny, et un rapport d’intimité qui le transforment en un héros, improbable, populaire et contradictoire. Capable de fasciner autant des ouvriers que Jean-Luc Godard. Les êtres qui fédèrent à ce point, des artistes aussi reconnaissables et aussi familiers, il n’y en a pas tant que ça. Des gens qui finissent par représenter bien davantage qu’eux-mêmes.
Au fond, Johnny Hallyday a été un formidable passeur de culture en France, le rock auquel personne ne comprenait rien. Et des gens qui n’avaient par exemple aucune chance de croiser un jour les mots de Sagan l’auront entendue dans la voix de Johnny. En suivant sa vie, qui peu à peu finissait par jalonner la nôtre. On connait tous ses mélodies, ses paroles. Les chansons parfois ça finit comme ça, dans l’esprit des gens. Sans même qu’ils en aient conscience. Même s’ils en seraient surpris eux-mêmes.
C’est cette surprise que j’éprouvais ce jour-là. A m’apercevoir que, pour moi aussi, il faisait partie de mon vocabulaire. Et qu’il représentait beaucoup. Qu’il m’attendrissait. Que je l’admirais. Et qu’au fond, ça avait toujours été.