[dropcap]J[/dropcap]J’ai quitté la Roumanie en 2002, à 22 ans. J’avais guetté un échange Erasmus qui puisse me lancer dans le grand monde Occidental. 1000€ de bourse pour passer le deuxième semestre 2002 à l’Université de Bretagne Occidentale, en France, voilà l’occasion rêvée.
Je fais partie d’une génération politisée très vite : adolescente dans les années ‘90, celles qui ont suivi la fin du régime communiste et la chute de l’URSS, j’ai profité de l’arrivée en librairie de tous les titres interdits auparavant. Parmi eux, des témoignages et mémoires des victimes du communisme. Une histoire récupérée qui comblait tant de blancs.
J’avais rejoint l’aile jeune de l’un des partis historiques roumains (à partir de 1990 et la fin du parti unique, le paysage politique roumain s’est renouvelé) et j’étais certaine que nos vies allaient enfin rejoindre une voie normale.
Mais année après année l’espoir s’effritait, la transition vers une démocratie libérale n’en finissait pas de finir, pour couronner le tout je me suis retrouvée au second tour des élections de 2000 à choisir entre le représentant de l’extrême droite, Vadim Tudor et Ion Iliescu, celui qui avait récupéré le pouvoir de 1990 à 1996, nomenklaturiste pure souche, fils de communiste et membre de parti à multiples fonctions lui-même avant 1989.
J’aurais préféré me couper un bras mais j’ai voté contre l’extrême droite. Puis j’ai décidé de partir.
Cette petite introduction peut déjà permettre de comprendre à quel point l’Histoire nous a façonnés différemment, à l’Est et à l’Ouest. J’avais pour habitude de dire que la Seconde Guerre avait fini en Europe de l’Est en 1991, avec la chute de l’URSS. Force est de constater aujourd’hui qu’elle n’est toujours pas finie.
Nous ne pouvons pas remonter le temps, ni changer le cours de l’histoire ; en revanche nous pouvons toujours partager, échanger, écouter et essayer de comprendre.
Je me suis demandé s’il n’était pas temps de retourner chez moi, en Roumanie. Je me suis beaucoup posé cette question à partir du 24 février 2022.
Mais j’ai passé la moitié de ma vie en France et je pense, peut-être de manière présomptueuse, que je pourrais plus facilement créer des ponts à partir d’ici.
Alors quand Lilie Del Sol m’a proposé de parler de cette culture qui m’habite, j’ai immédiatement accepté. C’est un superbe cadeau qui arrive au bon moment !
Cette rubrique est une formidable opportunité pour moi de vous parler de Là-bas – certes, de manière subjective et probablement, parfois, trop passionnée – mais toujours honnête.
Pour expliquer cette démarche je dois faire appel à ma mémoire intime : après mon arrivée en France, j’ai mis longtemps avant d’avoir le courage de lire de la littérature roumaine ou qui racontait la Roumanie. Les textes venus de l’Europe de l’Est exerçaient sur moi un phénomène d’attraction / répulsion : envie de les lire, de m’y plonger, peur d’être engloutie, de regretter mon départ, de souffrir.
Il y a eu au fil du temps des exceptions à cette règle auto-imposée : La Petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon chez Actes Sud, Vilnius Poker de Ricardas Gavelis chez Monsieur Toussaint Louverture, des relectures imposées par le mal du pays – le Journal de Mihail Sebastian, du Cioran de manière un peu chaotique, les lettres que ce dernier avait écrites depuis son exile parisien à son frère…
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Chacune de ces intrusions me laissait sur le carreau pendant plusieurs jours. Mettre le doigt dans le passé, dans l’histoire, dans cette ambiance qui, sans être identique d’un pays à l’autre à l’Est de l’Europe, a un parfum commun, un poids reconnaissable entre mille, un humour similaire, une sorte de dignité moqueuse dans la résignation…
Et puis c’était aussi difficile d’en parler : trop à fleur de peau, trop subjective, trop tout pour échanger avec qui que ce soit qui n’eut pas partagé le même terreau. C’est important le terreau, c’est ce qui nous a nourri lors de notre croissance, notre développement en tant qu’individu à part entière. C’est notre mémoire et la mémoire innée que l’on porte tous avec plus ou moins de facilité.
Je pense à mon père, à son calme, et à la génétique. J’ai la même tête que lui, la moustache en moins, mais je n’ai pas son calme. Le calme de mon père, je l’admire. Je l’admire et je ne le comprends pas. Ses copains français qui lui expliquent au dîner que la collectivisation c’est super. Qui l’appellent “camarade” en roulant le R et parlent d’unité de production. Je lui dis Mais ça ne te gêne pas? T’as pas envie de leur dire “Ta gueule pour voir”? Non, dit mon père, pas du tout, ce sont des gens bien. Je ne sais pas comment il fait, mon père. Ses potes et leur fantasme de kolkhoze, là, je ne sais pas comment il fait pour les supporter. Quand enfin les potes s’en vont, je lui demande Mais comment tu fais? Il dit Tu es maximaliste, ma fille. Il faut être plus tolérante. –
Tenir sa langue de Polina Panassenko, éditions de l’Olivier, août 2022 –
Je ne suis pas tolérante non plus à ce sujet. Il m’a fallu du temps pour apprendre à mettre l’explication et la pédagogie avant les blessures personnelles. Et aussi pour comprendre qu’un vécu se partage, que la littérature est une porte, un prétexte à l’ouverture, à la compréhension.
Depuis quelques années les choses ont changé. Je retourne petit à petit vers la littérature roumaine et, plus généralement, vers les textes de l’Europe Orientale. Je cherche cette ambiance qu’autrefois j’appréhendais. Non seulement ces récits ne me font plus peur mais ils me réconfortent, me nourrissent. Et je ressens le besoin de les partager, d’en parler, de donner des pistes, des grilles de lecture – quand je le peux, d’orienter le cas échéant.
En ces temps où le XXe siècle se rappelle à notre bon souvenir de la manière la plus violente qui soit, j’aimerais inviter toutes celles et tous ceux qui le souhaitent, à des incursions régulières dans les territoires culturels de l’Est Européen sur le site Addict-Culture.
J’aimerais vous parler de tant de choses : littérature, bien sûr, et pas uniquement les nouveautés! La musique! – il y a une telle richesse, une telle soif de création, d’expression qu’il serait dommage de ne pas y prêter un bout d’oreille. Le cinéma aussi, bien sûr ! Et surtout, je suis à votre disposition pour toute question ou échange.
Image bandeau : Illustration signée Cécile Le Berre