[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#800080″]L[/mks_dropcap]es Utopiales, festival international dédié à la science-fiction qui a accueilli cette année 90 000 visiteurs, s’est déroulé du 1er au 6 novembre dernier à la Cité des Congrès de Nantes.
Deux chroniqueuses d’Addict-Culture, Marianne S. et Judas, se sont immergées dans les genres de l’Imaginaire, pour vous faire vivre au plus près ce festival riche et multiple.
Le programme, varié, alléchant et axé autour du thème du temps, offre de multiples possibilités d’aborder cette culture de l’imaginaire : conférences avec des scientifiques ou philosophes, rencontres d’artistes, tables rondes autour de sujets qui interrogent des problématiques bien ancrées dans nos vies…
À cela, ajoutez une programmation cinématographique folle qui permet de passer les cinq jours dans une des trois salles obscures (quoique ce serait dommage de rater le bouillonnement des autres espaces), une libraire géante dédiée à la SF, et pour finir, un espace ludique pour tous – du level 0 aux joueurs initiés – et différentes expos qui permettent de se balader entre deux activités ! Bref, de quoi faire, écouter et voir pour tout le monde, pendant cinq jours bien remplis !
Ce qui marque dès qu’on franchit les portes de la Cité des Congrès, c’est la foule présente ! Car la SF sous toutes ses formes intéresse un public considérable.
Ainsi, nombreuses sont les conférences qui font le plein et où le public se voit obligé de s’asseoir à même le sol. L’ambiance reste pour autant très conviviale. Les bénévoles et tout le personnel présent sont très accueillants. Les flots de festivaliers passant d’une scène à l’autre déambulent sans précipitation.
Les expositions disséminées aux quatre coins du grand plateau au rez-de-chaussée permettent une circulation fluide, et cela même lorsqu’une scène est pleine à craquer. Malgré la foule, tout le monde semble heureux d’être présent et de goûter aux propositions diverses du festival.
Dans le public, des jeunes, des moins jeunes, des curieux, des rôlistes, des geeks, des amateurs de SF, des professionnels du livre et de l’animation, Monsieur et Madame Tout-le-Monde qui passent par là pour voir : bref, un joyeux mélange qui fonctionne très bien.
Le plan et le programme, distribués par les bénévoles, sont les bienvenus pour faire son choix. Il est notamment agréable de pouvoir se poser entre une projection de courts-métrages et une dédicace à la librairie au bar-restaurant du premier étage (même si la Cité pourrait faire des progrès qualitatifs et proposer une bière plus savoureuse…).
Ce festival est un lieu d’importance pour les acteurs de la littérature de genre. À ce titre, le samedi matin, bon nombre d’entre eux étaient réunis pour les états généraux de la SF, à l’initiative de quelques éditeurs (Actu-SF, L’Atalante, Au Diable Vauvert, Le Bélial’, Critic, Mnémos, les Moutons Électriques et la Volte), partant du constat que la science-fiction est omniprésente dans nos médias et que, pourtant, les littératures de l’imaginaire souffrent d’un manque de visibilité et de légitimité. Cela a attiré un public nombreux, puisque près de 150 personnes ont assisté à cette matinée : des éditeurs, bibliothécaires, journalistes, librairies, auteurs, blogueurs, universitaires, mais aussi de simples lecteurs et quelques booktubers.
Après un état des lieux de la littérature de l’Imaginaire s’est déroulé un débat ouvert, avec des interventions partagées entre la volonté de sortir de ce carcan stigmatisant qu’est la littérature de genre et la peur de se dissoudre dans la littérature générale.
Marion Mazauric, fondatrice du Diable Vauvert, maison qui depuis 17 ans essaye de bouger les lignes entre littérature SF et littérature blanche, montre bien le dilemme auxquels sont confrontés les acteurs de l’Imaginaire, en lançant : « Ce problème de la stigmatisation, je ne sais pas comment le résoudre » et en rappelant que des œuvres fondatrices de la littérature, comme celle de Kafka ou L’Illiade, relèvent du fantastique, mais qu’un auteur (génial !) comme Neil Gaiman est toujours stigmatisé par la presse généraliste.
Elle parie sur le renouvellement des institutions culturelles et la pédagogie pour faire bouger les choses. D’ailleurs, la présence de France Culture pour la première fois aux Utopiales est-il un premier pas vers la légitimation de la littérature de l’Imaginaire ? En tout cas, ce débat a permis de poser les choses. Espérons qu’il débouchera sur des propositions concrètes ! Vous pouvez retrouver l’intégralité des états généraux de la SF ici !
Une des grandes forces des Utopiales est de ne pas limiter l’Imaginaire à un seul vecteur. Le jeu, à ce titre, est mis largement en avant. Il est possible de jouer aux jeux vidéo, à des jeux de plateau ou à des jeux de rôles. Le vendredi soir, l’espace ludique joue les prolongations et propose une soirée entière, qui ravit tous les joueurs, des plus petits aux plus grands, débutants ou initiés.
Pour participer aux jeux de rôles, rien de plus simple : il suffit de se présenter à l’accueil et de choisir sa partie en fonction du thème, de l’heure, de la durée. On peut ainsi jouer un personnage dans des univers très différents, comme le classique médiéval-fantastique, le monde déjanté de la BD Freak’s Squeele, ou frémir d’inquiétude avec le célèbre Appel de Cthulhu, inspiré de Lovecraft.
C’est à ce dernier que Judas a décidé de jouer et d’incarner un étudiant américain sportif et un peu stupide, enfermé avec des camarades dans une maison hantée par des créatures fort peu sympathiques. Les quatre joueurs, autour d’une table, sont guidés par un Maître de jeu qui narre l’histoire et se charge d’expliquer les règles. Chacun décrit à tour de rôle l’action de son personnage. Son sort dépend alors des jets de dés, mais aussi des décisions du Maître de jeu. Le narrateur a réussi avec aisance à plonger les joueurs dans une ambiance inquiétante, tout en gardant une belle convivialité entre les participants. Pour finir, le personnage de Judas en sort vivant mais un peu fou, ce qui n’aura pas empêché Judas de passer un excellent moment !
Nous avons également assisté à une dizaine de tables rondes et conférences. Certaines étaient plus marquantes que d’autres, en fonction du sujet et des intervenants.
Les Utopiales ont fait le choix, depuis déjà plusieurs années, de sortir du champ strictement littéraire. C’est ainsi qu’on peut assister à une table ronde, ambitieuse, autour des algorithmes et de leur influence sur le futur, avec Karim Berrouka, Olivier Ertzscheid, Claude Ecken et Jacques Priol. De nombreuses questions sont abordées, des bénéfices aux aspects négatifs des algorithmes, des modèles économiques de Google ou Facebook et de la confiance qu’on peut leur donner. Aborder le sujet en une heure, avec quatre intervenants qui avaient beaucoup à dire, a permis de présenter les grands principes régissant les algorithmes, mais a peut-être laissé Marianne S. sur sa faim. À quand la suite ?
Autre table ronde, sujet connexe : « Fake news et légendes urbaines, le mensonge est-il extra-temporel ? », avec Olivier Ertzscheid, Baptiste Beaulieu, Delia Sherman et Alex Jestaire, modérée par Jérôme Vincent.
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À nous de trouver et transmettre les clés pour démêler le vrai du fake, car un peuple qui ne peut plus s’exprimer et n’a plus d’opinion, est un peuple très malléable.
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Nous commençons bien sûr par évoquer Donald Trump qui, durant sa campagne, a vu son nom rattaché inexorablement aux termes d’alternative et fake news. Sur Facebook notamment, les fausses informations frôlaient les vraies tous les jours durant sa campagne, au point de perturber complètement les internautes et les journalistes – qui sont allés régulièrement jusqu’à relayer les fake.
Ces légendes urbaines et mauvaises informations influencent et effrayent. Elles font prendre de mauvaises décisions et reflètent nos peurs. C’est pour cela qu’elles sont aussi faciles à croire, d’autant qu’il est parfois difficile de vérifier les sources pour les déconstruire. Pire encore, celui qui avancera ses arguments pour les balayer sera accusé de servir une cause et de participer au complot. Il apparaît que les événements du 11 septembre à New(s) York ont marqué une cassure nette entre les citoyens et leur confiance envers les médias.
Alex Jestaire marque que les fake news sont un système très simple : hommes contre femmes, noirs contre blancs, droite contre gauche, etc. Pour Olivier Ertzscheid, les légendes urbaines exacerbent les tensions et polarisent les différences. Baptiste Beaulieu évoque les vidéos qui nient l’importance de la vaccination des enfants et s’en énerve fortement, accusant les auteurs d’être des meurtriers. Plus fort, Alex Jestaire s’inquiète de cette période irrationnelle, propice au grand conflits.
On l’aura compris, ce sujet est vaste et fascinant, et dit beaucoup sur comment nos sociétés se portent. Il n’y a plus une seule parole juste, mais des milliards de personnes s’exprimant chacune avec une potentielle certitude et conviction. À nous de trouver et transmettre les clés pour démêler le vrai du fake, car un peuple qui ne peut plus s’exprimer et n’a plus d’opinion, est un peuple très malléable.
La rencontre avec Etienne Klein, modérée par Xavier Mauméjean, est l’occasion de questionner le mot temps. C’est fascinant, on y parle d’Aristote et Saint-Augustin, de leurs écrits sur le temps qui n’ont pas pris une ride et qui sont toujours très justes aujourd’hui. On y mêle donc la philosophie, mais aussi les sciences et les neurosciences. C’est fascinant et très dense. Le présent est questionné aussi et se définit par notre présence. Quand résonne la musique de fin, on ne sait plus très bien où est le passé ni où se trouve le futur… ça tombe bien : c’est l’heure du discours inaugural !
Le festival ne laisse pas pour autant de côté le champ littéraire pour les tables rondes et conférences. C’est en effet le lieu idéal pour assister à des rencontres avec un auteur, qui permettent de se plonger dans son univers pendant une heure. Cela fut le cas avec l’auteur Canadien Guy Gavriel Kay, qui répondait aux questions pertinentes de Jeanne-A. Debats, directrice artistique du festival.
Judas a pu écouter cet auteur fort sympathique aborder la question de comment écrire de la fantasy sans copier Tolkien, des liens entre les mythes, les archétypes et ses romans, et comment construire les personnages, leur donner une place dans le monde, une cohérence, mais aussi savoir les tuer. Guy Gavriel Kay a écrit des romans inspirés de géographies et d’histoires très différentes et réfléchit à la question du rythme de l’écriture, intrinsèquement dépendant de la culture qu’il décrit. Passionnant, y compris pour ceux qui ne connaissaient pas ses romans.
Les Utopiales font la part belle à la bande dessinée également. Nous avons pu notamment assister à deux conférences. La première, autour d’Infinity 8 avec Lewis Trondheim, Olivier Vatine et Fabien Vehlmann, modérée par Olivier Cotte a permis de parler de leur façon de travailler ensemble. Cette série, dont tous les protagonistes sont des personnages féminins, est basée sur cette entente. Ainsi, le fameux Retour vers le führer, au-delà de son aspect drôle et cynique, est aussi une vraie leçon d’histoire (certaines planches ont été exposées au Mémorial de la Shoah). Les Utopiales permettent aussi cela : mettre en lumière les techniques de travail, mais surtout les personnalités cachées derrière les séries et ce que l’humour leur permet.
Ensuite, la table ronde « Adapter une œuvre en bande dessinée » a permis à Julien Blondel, Aurélien Police, Éric Henninot, Valérie Mangin et Thomas Day de répondre aux questions de Denis Bajram : est-ce qu’adapter c’est tromper ? Quel est rôle de l’auteur de l’œuvre originale dans l’adaptation ? Quelle place lui laisser ? Les invités sont unanimes : adapter c’est surprendre, dérouter et proposer une chose nouvelle.
Eric Henninot, qui a adapté La Horde du Contrevent, raconte ses entretiens avec Alain Damasio, ses demandes d’éclairages auprès d’un auteur qui, au début, n’était pas enchanté par le choix de l’illustrateur.
Valérie Mangin explique de son côté que pour les adaptations de Virgile, elle a changé beaucoup de choses : les relations entre les personnages, le déroulé des événements… Et c’est, selon elle, ce qui est essentiel : la bande dessinée devient une nouvelle œuvre à part entière. Il s’agit alors de trouver le bon rapport avec l’auteur originel, ni trop proche, ni indifférent. Le public découvre ce que représente le travail d’adaptation. En effet, si le scénario de la bande dessinée est l’art absolu de la concision, comment garder les choses essentielles ? Pour Thomas Day, il est primordial de garder ses émotions de lecteur et conserver ce qui a passionné au commencement.
Ensuite, s’en inspirer pour créer une œuvre nouvelle, et pourquoi pas l’adapter à une autre époque ! Une conférence dense qui fut passionnante pour le lecteur, qui n’imagine pas toujours le travail titanesque réalisé en amont d’une adaptation…
Le festival a décidé de créer une nouvelle forme de conférence cette année : l’interro surprise, au cours de laquelle un intervenant parle d’un sujet et répond aux questions du public. Pacôme Thiellement, confronté au sujet « Lost in Twin Peaks, séries sans fins » s’est lancé devant une salle pleine à craquer sur un sujet qui évidemment le passionne : d’explications en digressions, de spoilers en anecdotes de tournage, l’essayiste spécialiste de la pop culture nous offre un moment de plaisir. Il nous rappelle notamment que s’engager dans une série est un vrai acte de courage : le spectateur se lie aux personnages et aux lieux sans avoir aucune idée de la direction qu’elle va prendre, ni même qu’elle sera sa longévité. Voilà qui donne envie de se replonger dans l’intégrale de Lost et voir enfin cette fameuse troisième saison de Twin Peaks…
Ceci n’est qu’un petit échantillon des différentes rencontres et tables rondes proposées lors du festival, car le programme en comptait près de 150 sur des sujets et formes extrêmement vastes – internet, les sciences, la littérature, les prévisions, le temps dans les films de science-fiction, la place donnée au personnage non-blanc, l’évolution, Star Wars, et beaucoup d’autres…
Tout cela incarné et transmis par des passionnés, professionnels, auteurs, scientifiques autour de thématiques faisant référence à notre vie quotidienne, à la pop culture, à la culture geek, à la littérature de l’imaginaire et aux sciences.
La librairie des Utopiales est née du regroupement de quatre librairies nantaises. Elle est ainsi la plus grande librairie éphémère dédiée à la science-fiction : tous les éditeurs spécialisés sont là, mais aussi tous ceux qui ont publié une ou des œuvres de SF !
Des tables débordant des collections les plus connues et classiques, aux séries les plus récentes, en passant par un gros échantillon de la production en bande dessinée, tout est là pour satisfaire les amateurs ou curieux du genre.
Impossible de ne pas trouver quelque chose qui plaise, c’est le paradis !
Les expositions des Utopiales font la part belle aux arts graphiques. Nous avons donc pu contempler, dès l’entrée de la Cité des congrès, une exposition dédiée aux talents de Laurent Durieux, auteur de l’affiche officielle de cette année.
Mais ce n’est pas seulement cette création qui nous intéresse, mais toutes les déclinaisons et réinterprétations de classiques du cinéma (la magnifique affiche du Parrain avec la scène des oranges par exemple).
Plus loin, une exposition de planches de l’adaptation de La Horde du contrevent par Éric Hénninot, des dessins de l’illustratrice nantaise Delphine Vaute dans le cadre de Le tram du temps (installation sonore sur la ligne 1 du tramway), et une exposition collective et à construire à base de Lego.
Finalement, les Utopiales est un festival vivant et multiple, qui saura ravir un public y compris néophyte. Des sujets variés, des intervenants intéressants voire fascinants, plein d’envie de lectures et découvertes, une ambiance très agréable et un public sympathique.
Bref, une très belle première expérience avec l’objectif clair et net d’en profiter encore plus l’année prochaine.
L’édition 2018 se déroulera au même endroit du 31 octobre au 5 novembre 2018 et aura pour thématique : le corps.