Madame rêve, Ma petite entreprise, Osez Joséphine.
En 1998, pour moi, Alain Bashung était un rockeur populaire un peu tourné vers le charnel, même s’il le chantait de fort belle manière. Vertige de l’amour et Gaby étant pour moi très oubliables.
En 1998, Alain Bashung chantait La nuit je mens, et il bouleversait à tout jamais le regard que je porterais sur lui, sur sa musique, son oeuvre.
Poser une oreille sur cette chanson aujourd’hui, c’est retrouver des sensations intactes. Le poil se dressant encore aux notes de ces cordes déchirant l’espace pendant que la voix, d’une grande sobriété, nous raconte les périples oniriques de ce menteur nocturne. Peu de chansons peuvent se vanter de faire cet effet au fil du temps, de ne pas émousser le mystère qui les entoure.
Pourtant, ce titre n’est qu’un arbre. Un arbre qui cache une forêt vierge, sauvage, étrange et pourtant calme, qui vous happe, vous entoure et vous met dans un état second, en flottaison au-dessus de sa frondaison.
En cela, la pochette du disque illustre parfaitement cette sensation : L’inquiétude à l’idée de se noyer, l’apaisement à l’idée de flotter…
Aujourd’hui, nous connaissons les méthodes de travail d’Alain Bashung. Une démo voix-guitare sèche. Des collaborateurs choisis sur le volet, « chacun » dans une pièce (en l’occurrence, les Valentins ont travaillé à deux alors que d’autres collaborateurs étaient seuls), travaillant une partie des morceaux, le chanteur écoutant derrière chaque porte, sans vouloir déranger.
En fin de séquence, il reprend les propositions de chacun, les réunit, les découpe, les rassemble. Puis il demande de re-développer certaines choses. Jusqu’à obtenir le résultat escompté. Bashung est un chef d’orchestre qui laisse la liberté à ses collaborateurs, dans un certain cadre. Les compositions deviennent recettes de cuisine, le chanteur étant le chef étoilé qui fait travailler sa brigade jusqu’à obtenir la juste saveur, l’équilibre. Plus qu’un cuisinier, Bashung est un alchimiste qui cherche à sublimer ses compositions, et qui fait participer ses équipes dans l’enthousiasme de construire une oeuvre. De nos jours, un tel procédé, avec les outils informatiques, serait aisé à mettre en place. A l’époque, il s’agit d’un véritable exploit technique.
La première chanson de l’album, Malaxe, pourrait se lire comme un hommage au travaille réalisé : « je n’étais qu’une ébauche au pied de la falaise (…) issu de toi, issue de moi, on s’est hissé sur un piédestal », parmi tant d’autres interprétations, car pour les textes, Bashung fonctionne par dialogues, découpages et réécritures sans fin, avec son ami Jean Fauque. Il en résulte des textes à clefs, à la poésie rarement égalée, où chacun pourra trouver ce qu’il souhaite, aucun sens n’étant imposé à l’auditeur, et pourtant…
Pourtant, ce sont les démons qui hantent l’artiste qui nous sont ici livrés. De telle manière qu’ils deviennent universels. Bashung, interprète inégalable, fait chanter les mots comme lui seul sait le faire. Chaque chanson pourrait être interprétée à l’aune de ce que vit le chanteur à l’époque : divorce, affres de l’alcoolisme, maison de repos, asthme de son fils… Néanmoins, ces chansons dépassent ces aspect autobiographiques.
L’étouffement, le besoin de liberté, l’agoraphobie, la misanthropie mais aussi la nécessité vitale de l’Autre, et la contradiction qu’impliquent ces sentiments sont abordés dans les chansons de l’album, le tout dans une certaine mélancolie.
L’album n’est pas facile d’accès. Alain Bashung a dit un jour « En France, les gens viennent pour la musique et restent pour les textes ». Si certaines chansons coulent de source et s’écoutent sans difficultés, d’autres, comme le morceau éponyme de l’album, Mes Prisons ou Samuel Hall, ont des accès bruitistes, où la violence s’exprime puis laisse parfois la douceur prendre le dessus. Elles méritent néanmoins qu’on y reste et qu’on y revienne.
Une oeuvre d’art est un objet où l’artiste a apporté ce qu’il ressentait au moment de sa réalisation. Cette oeuvre, réalisée pour livrer une vision, une sensation, personnelle, échappe néanmoins à son auteur au moment où elle atteint le spectateur, qui, lui seul, peut l’interpréter comme il le souhaite. C’est en cela que Fantaisie Militaire est une véritable oeuvre d’art, puisqu’elle s’ouvre à chacun, qui peut y puiser ce qu’il souhaite, suivant sa sensibilité.
Un coffret dédié à cet album est annoncé pour le 27 octobre. Son contenu exact nous est encore inconnu. Nous y reviendrons en temps et en heure. Quel que soit son contenu, qu’il révèle les dessous de la création de l’album ou qu’il en sorte des trésors cachés, il ne pourra que mettre en exergue le caractère exceptionnel de cette oeuvre incontournable de la chanson et du rock français.
Merci pour cette chronique ! Un régal 🙂
Le plaisir est pour moi…