[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]u’est-ce qui amène un jeune nantais d’une vingtaine d’années à s’intéresser au répertoire mais aussi à l’histoire d’un vieil original disparu en 1999 ? Qu’est-ce qui fait que toute la vie de ce même jeune homme tend à aller au cœur du mystère de ce qu’est la création ? Ce jeune homme, c’est Amaury Cornut qui, depuis 2008, essaie de comprendre le parcours de Louis Thomas Hardin alias Moondog. Pourtant, au début, le musicien en construction s’intéresse à la musique de son temps, le rock forcément mais aussi les musiques hybrides, les fusions entre les genres. Écrivant un temps surs son blog il se passionne pour le rock des années 60-70, The Left Banke, le progressif, le psyché et le blues.
Un soir, il boit un verre chez un ami et une musique intrigante résonne dans la pièce : construction rythmique savante et mélodies étranges. C’est More Moondog, un album de 1956, pas le plus évident voire même assez ardu. C’est un choc pour Amaury Cornut qui se plonge à corps perdu dans la musique de l’américain. Plus il s’infiltre dans cet univers, plus il prend conscience qu’il s’agit d’une oeuvre-monde. Un journaliste disait à juste titre et sans emphase de Moondog :
« Moondog, ce n’est pas du classique, ce n’est pas de la Pop, ce n’est pas du Jazz. C’est Moondog. »
Le maître-mot de Moondog, le fil conducteur tout au long de son oeuvre, c’est l’éclectisme avec un grand E. Il est rare de rencontrer un artiste qui a aussi bien abordé le minimalisme que les madrigaux, les orchestrations pour orgues ou pour saxophones, la rythmique amérindienne. Moondog est un genre à lui tout seul, capable d’influencer des musiciens comme un genre musical influence des artistes. Cette découverte de l’univers de Louis Thomas Hardin, c’est une véritable réponse à l’appétit de découverte pour Amaury Cornut qui, à travers l’américain, découvre la musique ancienne de Guillaume De Machaut, des instrumentariums inédits, à commencer par la Trimba, cet instrument percussif (en 5/4 ou 7/4 temps) inventé par Moondog au cours des années 40 et aujourd’hui propriété d’un de ses anciens collaborateurs, Stefan Lakatos.
Amaury Cornut, passionné de musique et en aucun cas musicologue, fera de cette attraction un livre, une biographie de Moondog chez l’excellent éditeur Le mot et le reste. Volontairement accessible, ce livre raconte la vie passionnante d’un grand artiste à l’oeuvre dense mais tellement accueillante.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]ouis Thomas Hardin Jr naît le 26 mai 1916 à Marysville, Kansas. Fils d’un prêtre épiscopalien qui prêche dans les réserves indiennes. Sa mère est professeur d’orgue. Il découvre la musique à travers le romantisme de l’américain Edward MacDowell, la collection de 78 tours de son père, des ragtimes et des marches militaires ou encore le compositeur John Philip Sousa. Il y découvre ce qui deviendra central dans sa propre musique, le rapport au rythme et à la percussion. Rien de surprenant donc à ce qu’il appréhende l’apprentissage avec une batterie de carton, à peine âgé de 5 ans. La passion pour la scansion rythmique lui vient sans doute de cette expérience de la toute petite enfance. Au début des années 20, il visite avec son père une réserve indienne de la tribu Arapaho et rencontre Yellow Calf, chef de la tribu. Assis sur les genoux du vieil indien, il bat avec lui le rythme de la danse du soleil sur un énorme tambour en peau de buffle. Cette musique pentatonique comme l’illustration des battements du cœur que l’on retrouve dans toute son oeuvre.
A 16 ans, Louis Thomas Hardin perd la vue, la faute à un bâton de dynamite oublié sur une voie ferré par des ouvriers. Passant par une grande phase de dépression, c’est par la musique et l’apprentissage du braille qu’il revient à la vie. Il étoffe également sa culture classique grâce à sa sœur aînée avec la découverte de Beethoven, Strauss ou encore Tchaïkovski. Il travaille sans relâche.
« Je me suis dit que si j’arrivais à reproduire d’oreille ce que j’entendais à la radio, alors j’arriverais à retranscrire ce que j’entendais dans ma tête. »
En 1943, Louis a 27 ans, il vit dans les rues de New York. Il commence à composer et fréquente les répétitions et concerts du Philharmonique de New York. Il rencontre le directeur du lieu Arthur Rodzinski mais aussi Leonard Bernstein, Arturo Toscanini et Igor Stravinsky. C’est dans cette période-là que Louis Thomas Hardin devient Moondog, en référence à Lindy, le chien de son enfance, ce chien « qui hurlait à la lune plus qu’aucun autre chien. »
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]
Moondog a fait école comme un genre musical à lui tout seul
[/mks_pullquote]
Moondog, en plus de son travail de composition débutant, pratique des recherches en matière de lutherie. On pense par exemple à des instruments tels que le Oo (Instrument à corde, de forme triangulaire), le Utsu, le Uni (instrument à sept cordes, toutes réglés sur la même hauteur), le Hüs (instrument à cordes avec une caisse triangulaire. Les cordes sont faites de boyaux tendues de chaque côté et joué avec un archet) ou encore la fameuse Trimba (instrument composé de « tubes » de bois de formes triangulaires avec une ou deux cymbales directement rattachées au bois. Les fûts sont en acajou du Honduras et les têtes sont en cuir souple. Le grand tambour repose sur sa base et le petit sur son sommet. Un écho se créé lorsque l’on frappe le tambour sur la jante. Une maracas dans la main droite pour jouer « on-beat » et une clave dans la main gauche pour jouer le « off-beat » sont utilisés pour battre les rythmes). Il faut ici rappeler que Moondog est tout d’abord un percussif, un rythmicien dont la grande majorité de l’oeuvre est composée en cinq temps. Il utilise des éléments répétitifs, les contrepoints, les structures en canon. On dira d’ailleurs de lui qu’il fut le premier minimaliste influençant aussi bien Steve Reich que Philipp Glass.
[mks_pullquote align= »right » width= »325″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]
[/mks_pullquote]
Un parallèle évident est à faire entre sa musique et les musiques médiévales dans lesquelles il va puiser son inspiration. Cela semble évident dans son travail sur les madrigaux mais on retrouve aussi dans sa construction harmonique par canons des éléments directement inspirés de la musique ancienne. Ne peut-on dire de Moondog qu’il fait office de pont entre Machaut, Bach et les musiques primitives indiennes ? Elle est loin la seule référence au jazz que l’on voit citée régulièrement au sujet du maître.
Moondog dit d’ailleurs :
« Rythmiquement, je me considère comme inscrit dans le présent, mais harmoniquement, je me considère comme tourné vers le passé. »
En 1953, il rencontre l’archiviste sonore Tony Schwartz qui enregistre les musiciens de son quartier pour le label Folkway records. On entend quelques compositions de Moondog sur Music In The Streets en 1957. Moondog vit entre hôtels miteux et bouts de trottoir, habillé d’une longue robe de bure marron et d’une longue barbe brune. Il passe aisément pour un marginal, ce qu’il est assurément. Mais il ne faudrait pas pour autant tomber dans le piège du cliché l’incluant dans l’art brut car le travail de l’auteur est au contraire extrêmement structuré et réfléchi. Il était visionnaire dans cette démarche de fusion des esthétiques : aller puiser dans le passé pour faire du neuf. Moondog sort son premier disque, Moondog and his friends, un disque à la fois simple et audacieux, une simplicité en trompe l’œil qui masque mal la complexité des compositions. On y entend sa Trimba, la musique classique européenne et une immense science du rythme.
A l’époque, on pourrait le rapprocher d’un autre original qui dormait au pied du premier L du grand panneau à l’effigie d’Hollywood, auteur du Nature Boy popularisé par Nat King Cole, un certain Eden Abhez. Cet artiste mi-hippie, mi-mystique oriental, auteur d’un album sublime, Eden’s Island (The Music Of An Enchanted Isle) qui a dû inspirer comme Moondog, Tom Waits, Marc Ribot et quelques autres. Ceci dit, on ne peut que constater que Moondog était malgré tout un être à part, quelque part pionnier d’un nouveau son qu’il ne cessera toute sa vie durant de transformer et de malaxer.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]u’a donc de si actuelle la musique de Moondog ? Pour Amaury Cornut, la raison est sans doute à aller chercher dans le métissage de sa musique. On ne sait trop la normer : jazz, classique, musique savante, pop. Elle est tout à la fois et peut donc combler chacun. Prenez H’art Songs, disque de 1978, recueil de conseils d’un homme de soixante-deux ans qui a une longue vie derrière lui. On croit y entendre le Robert Wyatt de Rock Bottom. Pour autant, on ne peut qualifier ce disque de musique populaire…
Jean-Jacques Lemêtre, proche de Moondog dit :
« La Musique de Moondog est très simple à jouer mais tout ce qui est simple et sincère est évidemment très compliqué. »
Ce qui est au cœur de cette biographie de Moondog par Amaury Cornut, c’est justement de vouloir révéler toute la simplicité et l’accessibilité d’une musique d’abord intimidante. C’est bien pour cela qu’Amaury Cornut ne fait pas ici un travail de musicologue trop savant mais plutôt un effort de passeur passionné, ce qu’il poursuit d’ailleurs avec l’Ensemble Minisym, ce collectif de passionnés de Moondog (avec entre autres le violoncelliste Ben Jarry croisé aux côtés de Marc Morvan), dont le but premier est de jouer la musique de l’américain et de la faire connaître du plus grand nombre.
Amaury Cornut se fait également conférencier et parcourt les conservatoires et autres lieux de culture pour diffuser la belle parole du grand barbu. Il y décrit avec passion toute la richesse d’une oeuvre vivante. Si vivante qu’il vient de sortir chez les Disques Bongo Joe New Sound, un hommage au A New Sound of an Old Instrument de 1979, disque d’un Moondog devenu compositeur européen. Un hommage au New Sound imaginé par Moondog mais qui pour des raisons de budget serré, dû transformer son projet d’enregistrement avec un orchestre en simples mais somptueux arrangements pour orgue. Amaury Cornut et ses complices décident donc de poursuivre le rêve de l’ancien et de nous en faire découvrir une version réorchestrée mais respectueuse des partitions. Puisque nous parlons de partitions, il est à signaler qu’une belle partie du travail de Moondog reste à découvrir et que l’Ensemble Minisym travaille actuellement sur un répertoire totalement inédit de Moondog, qui devrait voir le jour prochainement.
[mks_pullquote align= »left » width= »325″ size= »24″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]
[/mks_pullquote]
Quand on l’interroge sur les héritiers de Moondog aujourd’hui, la réponse d’Amaury est des plus pertinentes. Pour lui, Moondog a fait école comme un genre musical à lui tout seul, une espèce de démiurge dilué tant dans la musique électronique que dans le rock et ses dérivés. Il prend en exemple Matthieu Conquet, chroniqueur musical chez France Culture qui dit de toutes les références citées par les artistes qu’il interviewe, c’est Moondog qui arrive en tête haut-la-main et ce, parmi des musiciens venant de tout horizon. On pourrait citer également Flavien Berger ou encore Arnaud Le Gouëfflec qui réclament l’américain comme influence. On pourrait citer aussi le projet de Jean-Sebastien Nouveau, Les Marquises marqué par la musique de l’auteur de Bird’s Lament. Mais s’il est un musicien dont l’influence de Moondog est remarquable, c’est bien Borja Flames, moitié de June et Jim, auteur d’un premier disque solo Nacer Blanco édité l’année dernière chez les amis du label Le Saule et d’un nouveau disque à venir bientôt. Sans doute, une autre filiation évidente entre les deux barbus est à trouver dans cette même volonté de faire se confronter l’ancien et le nouveau, sans querelle. Borja qui convoque Violetta Parra mais aussi la Cumbia et Captain Beefheart, une écriture pentatonique. Evidente parenté non ?
De là à dire que le répertoire de Moondog est un répertoire de compositeur pour compositeurs, en gros de la musique de musiciens pour oreilles averties, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas ici. La musique de Moondog est une musique accessible qui a l’élégance de ne pas chercher à intimider et à briller avec sa complexité sous-jacente. Venez donc à la découverte de cet univers, de cette oeuvre-monde qu’est la musique méconnue de Moondog.
[mks_col]
[mks_one_half]
New Sound de l’Ensemble Minisym
Sortie chez les Disques Bongo Joe le 08 décembre 2017
[/mks_one_half]
[mks_one_half]
Moondog de Amaury Cornut
Paru chez Le mot et le Reste, avril 2017
[/mks_one_half]
[/mks_col]