[dropcap]I[/dropcap]l y a un peu plus de dix-huit mois, le duo techno-pop Scratch Massive publiait son quatrième véritable album, l’hypnotique et bouleversant Garden Of Love. Un long format que j’avais décrit ici même comme étant la bande-son idéale d’une fin du monde hypothétiquement imminente, à la fois sourdement flippante et source de fantasmes, entre soupirs glacés et résilience brûlante, et qui m’avait alors totalement conquis, au point d’en faire mon disque fétiche de la cuvée 2018 lorsque sonna l’heure du bilan annuel, quelques semaines après sa sortie.
Le vendredi 13 mars dernier, dans une continuité thématique purement accidentelle, cumulant hasard de calendrier et ironie suprême, le sort a fait coïncider la sortie programmée (de longue date) de Live In Paris, un nouvel album du tandem enregistré en public, avec l’annonce, la veille au soir, d’un confinement généralisé en France, pour cause de pandémie liée à l’expansion mondiale du virus Covid-19. Bien qu’il soit difficile de dissocier l’intérêt (réel) de cette parution d’un contexte pour le moins oppressant et anxiogène, il paraît évident que cette captation de Maud Geffray et Sébastien Chenut s’inscrit sans aucune arrière-pensée dans une démarche globale, cohérente et pérenne, les deux acolytes ayant passé les deux dernières décennies à affiner, sur scène comme en studio, avec grâce et puissance combinées, la portée délétère et fédératrice de leur musique électronique tour à tour sombre et lumineuse, alternativement directe et suggestive.
Il paraît utile de préciser d’emblée que Scratch Massive n’en est plus à son coup d’essai en la matière : panachant diverses prises réalisées au cours de deux concerts donnés par le duo en 2019, le 7 mars à la Gaîté Lyrique et le 5 juillet à la Philharmonie de Paris, le sobrement nommé Live In Paris est en effet le troisième album live du binôme, après le tranchant et énergique Underground Needs Your Money Baby (quel beau titre, toujours d’une actualité mordante) paru en 2008 et le plus cinématique mais tout aussi galvanisant Communion, publié pour sa part en 2013.
[mks_pullquote align= »left » width= »320″ size= »20″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0000ff; »]Un équivalent rave à l’abstraction onirique assénée au post-punk par les indispensables Cocteau Twins durant les années 80, façonnant par étapes successives une synthèse fantasmagorique des codes de la musique électronique la plus remuante.[/mks_pullquote]
Le principe même de la performance et donc, par extension, de l’enregistrement live, rarement sujet à caution dans des styles aussi divers que le jazz, la pop, le rock ou toute autre option électro-acoustique, devient particulièrement épineux lorsqu’il s’agit des musiques électroniques : en effet, sur le plan visuel comme sonore, le rapport au ressenti du spectateur et/ou de l’auditeur est une véritable gageure pour la plupart des artistes du genre osant se produire dans ce cadre.
Ainsi surgit souvent la question délicate de savoir quelle part de musique est véritablement exécutée en direct et quelle proportion repose sur un défilement de pistes pré-enregistrées, sans même parler du fait qu’il peut paraître véritablement frustrant de voir (ou d’entendre) des musiciens (à qui l’on conteste parfois jusqu’à ce titre même) s’agiter sur scène derrière de « vulgaires » écrans de laptops ou des machines plus opaques encore, au fonctionnement nettement moins intelligible que celui de mouvements de mains sur des cordes de guitares ou sur des fûts de batterie bien identifiables, ne serait-ce que par la représentation mentale qui leur est communément associée.
En ce sens, la comparaison entre les albums studio de Scratch Massive et leurs équivalents scéniques peut s’avérer édifiante et balayer ces questionnements barbares : si, au fil de leur discographie pléthorique, Maud Geffray et Sébastien Chenut sont passés d’une électro cogneuse et crépusculaire à une variante plus contemplative, ouvertement rêveuse et épurée, leurs prestations live ont toujours consisté à creuser plus profondément encore les pistes esquissées dans le cadre d’un travail minutieux et essentiel sur leur son, dont le minimalisme trompeur cache des trésors d’une richesse insondable.
À bien des égards, leur place au sein de la scène musicale actuelle, française et pourquoi pas internationale, ressemble en effet à celle d’un équivalent rave à l’abstraction onirique assénée au post-punk par les indispensables Cocteau Twins durant les années 80, façonnant par étapes successives une synthèse fantasmagorique des codes de la musique électronique la plus remuante tout en leur opposant une alternative simultanément originale et régénératrice, jusqu’à atteindre en 2011 les cimes glacées du vigoureux Nuit De Rêve puis, sept ans plus tard, l’azur aveuglant de son successeur, le précité Garden Of Love.
Par contraste, il est clair que les albums live du duo ont jusqu’ici plutôt développé la part la plus ostensiblement physique de sa musique, bien au-delà du possible carcan de sa version immortalisée en studio, de l’électrisant Underground Needs Your Money Baby de 2008 jusqu’à l’obsédant et psychotrope Communion, qui transcendait cinq ans plus tard les plages massives et aériennes de Nuit De Rêve, les entremêlant quasi-imperceptiblement tout en étirant leurs longueurs, jusqu’à sublimer leur langueur potentielle dans des proportions conférant à l’ensemble des airs de célébration hédoniste et incantatoire.
Aujourd’hui, ce Live In Paris à l’intitulé limpide et sans équivoque jette sensiblement le même sort aux titres de Garden Of Love, dont il reprend une large part, y insérant par endroits quelques retours bienvenus à la rigueur bleutée de Nuit De Rêve, voire aux ambiances inquiètes du plus métallique Time de 2007, avec la rugosité évanescente de Soleil Noir.
Mais Sébastien Chenut et Maud Geffray ont vu leurs ambitions à la hausse : loin de se contenter de recréer ou de remixer en temps réel les titres les plus emblématiques de leurs deux derniers albums, les deux partenaires ont monté l’enjeu d’un cran en laissant se télescoper les pistes respectives de leurs bijoux glacés, jusqu’à ce qu’elles se fondent entre elles pour créer un hybride sonore au pouvoir à la fois familier et inédit.
[dropcap]À[/dropcap] en juger par ses premières mesures, on pourrait par exemple vite croire que la version implacable de Last Dance, qui ouvre ici les hostilités, serait la retranscription parfaite et millimétrée de celle qui inaugurait déjà Garden Of Love il y a un an et demi. Mais passé un faux final en trompe-l’œil, la progression du morceau repart de plus belle avec une rythmique cinglante et chromée, sur laquelle vient glisser comme par surprise le chœur synthétique de Fantôme X : pendant quelques minutes, les deux compositions se tournent autour, chacune suggérant qu’elle est sur le point de prendre le pouvoir sur l’autre, jusqu’à ce que l’entrée de la basse de la seconde ne marque la fin de la parade.
De la même manière, dans un enchaînement plus prenant encore que celui qui figurait sur Communion, le grandiose Waiting For A Sign, à la marche imposante hantée par les samples de la voix chamanique de Koudlam, qui officiait déjà sur l’original, voit son aura solennelle et sa charge implacable se disloquer graduellement, jusqu’à prendre la forme d’une Pleine Lune éclatante et menaçante, dont la mélodie anxiogène à la John Carpenter prend ici une dimension tragiquement évocatrice : à la crainte d’une Charybde extra-terrestre succède la terreur d’une Scylla lycanthrope, sans que l’on puisse s’arrêter de danser pour autant.
Cependant, Scratch Massive ne se borne pas à construire un puzzle, si fascinant soit-il, avec ses pistes pré-existantes ; le tandem impose également de subtils changements de structure interne à certains de ses titres les plus élastiques, les poussant vers des formes diaboliquement accrocheuses, transcendant la grâce spectrale de l’album Garden Of Love par une énergie irrésistiblement entraînante. Ainsi, l’éthéré Dancer In The Dark plonge le chant pénétrant de Maud Geffray dans un bain de basses caverneuses et insistantes, tandis que le poignant Pray voit la boucle entêtante de son break se muer en déflagration house bondissante, menant tout droit à l’assaut impitoyable d’une Chute Libre quasiment identique à sa version studio, au détail près que le contexte du live en fait le sommet remuant d’un set imparable, construit comme une montée vertigineuse.
[mks_pullquote align= »right » width= »310″ size= »20″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#0000ff; »]Le tandem impose également de subtils changements de structure interne à certains de ses titres les plus élastiques, les poussant vers des formes diaboliquement accrocheuses.[/mks_pullquote]
Mais la métamorphose la plus spectaculaire est peut-être celle subie par l’épique Numéro 6, dont la rythmique originale lancinante encaisse des soubresauts techno d’une vigueur stupéfiante, emmenant vers une transe contagieuse son motif synthétique porté par les arabesques vocales du Danois Toby Ernest. À sa suite directe, une version lourdement increvable et reptilienne de Closer semble calmer le jeu tout en maintenant une pression palpable, avant que le martial Sunken ne vienne conclure le set principal, opposant au chant lumineux de Maud Geffray la morgue délétère de celui de Léonie Pernet, dont la contribution vocale originelle traverse des filtres dub accentuant sa noirceur vénéneuse.
En guise de rappel, Scratch Massive s’autorise une belle salve mélodique avec un Paris de circonstance, mariant au chant mélancolique de l’Islandais Daníel Ágúst une vibration éclatante d’évidence pop. Mais le clou du spectacle, en même temps que son coup de grâce final, est certainement la version tellurique du redoutable Girls On Top, trait d’union festif et unique titre commun aux trois albums live du duo : ce véritable hymne dancefloor se pare ici d’une coloration électro-funk inspirée, portant à un niveau d’efficacité explosive sa charpente machiavélique, entre rythmique impitoyable, basses roboratives et slogans imprécateurs distillant une tension érotique possédée.
[dropcap]L[/dropcap]e 17 janvier dernier, j’ai eu le plaisir d’assister à l’une de ces performances jouissives dont le tandem s’est fait maître au fil de ses vingt années d’existence : devant quelques centaines de personnes, Maud Geffray et Sébastien Chenut ont délivré un live d’une densité exemplaire au Badaboum, club parisien dont la faible hauteur de plafond renforçait d’une façon impressionnante l’intensité symbiotique de leur complicité étroite, chacun(e) des deux semblant rebondir sur les contributions de l’autre avec une précision d’exécution d’un dynamisme éblouissant.
Tout en reproduisant très fidèlement, avec une qualité sonore remarquable, l’intégralité de la séquence d’un set typique de Scratch Massive, entre montagnes russes émotionnelles et partis pris musicaux poussés à l’extrême, Live In Paris acquiert involontairement une résonance troublante, évidemment amplifiée par le contexte très particulier de sa sortie, honorant par essence une pratique de partage pour l’heure tristement mais inévitablement prohibée.
Soumis à cette double analyse, Live In Paris devient alors un document précieux et rare, à la fois témoignage scénique flamboyant d’un tandem au sommet de son art, et pièce historique rappelant à notre bon souvenir une époque encore très récente (et dont le retour semble encore bien incertain), où l’on pouvait se trémousser allègrement en club, en salle de concert ou autre festival, au contact de centaines d’autres passionné(e)s venu(e)s communier au pouvoir fédérateur de la musique.
En ce qui me concerne, dès que cela sera de nouveau possible, je retournerai écouter et voir Scratch Massive sur scène, histoire de m’étourdir encore les cinq sens (voire le sixième) en compagnie de Sébastien Chenut et Maud Geffray.
D’ici là, l’écoute compulsive de Live In Paris me ramènera infailliblement à l’enivrant sentiment que procure un nuage de sueur communautaire et de félicité collective.
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Live In Paris – Scratch Massive
Exclusivement disponible en version digitale depuis le vendredi 13 mars 2020 via le label bORDEL
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Un immense merci à Céline Kleinknecht pour son suivi enthousiaste ainsi qu’à Maud « Scandale » Pouzin pour m’avoir fourni dès le début du mois de janvier la bande-son de mon hiver 2020.
Image bandeau : ©Paul-Henri Pesquet.