Transsiberian Back to Black, c’est un peu comme une parade de cirque. Les histoires qui y sont racontées nous font peur, nous glacent le sang, et finalement, à notre grande honte, nous font sourire.
Tout comme au cirque, on a beau craindre pour l’acrobate ou le dompteur, c’est un plaisir coupable qui gagne.
Tout comme au cirque, les odeurs sont fétides, on respire les effluves du sang et des sueurs froides, et pourtant on reste là, fasciné, conscient d’avoir devant nous, sous les mots, un objet singulier, dérangeant, touchant, et dénué de toute pose littéraire.
Les histoires que raconte Andreï Doronine se déroulent à Saint-Pétersbourg. Qui d’entre nous n’a pas dans son entourage quelqu’un qui, à l’évocation de cette ville, clame avec un soupir ému son admiration pour la perspective Nevski, les palais, le musée de l’Ermitage, les théâtres…
Avec Doronine, nous ne sommes pas là pour faire du tourisme. Son Saint-Pétersbourg à lui se situe, par exemple, « à l’angle du boulevard Sovorov et de la rue du 7e Soviet« , là où ceux « à qui la vie a montré son cul » viennent refourguer tout ce qui peut leur rapporter l’argent dont ils ont besoin pour leur dose du jour.
Ou bien en pleine cambrousse, aux prises avec le froid, près d’une hutte qui abrite un chaman.
Ou encore auprès d’un malheureux qui n’a rien trouvé de mieux pour gagner trois sous que de servir de chauffeur à des animaux domestiques.
D’un autre, hospitalisé, qui reçoit la visite de son dealer préféré. Un type bien sous tous rapports, qui, contraint de se cacher, n’hésite pas à se réfugier sous un drap, tout contre un vieillard mort, et trouve ça finalement pas inconfortable.
Une douzaine d’histoires courtes, écrites comme si l’auteur avait le feu aux fesses, sans ménagement pour le lecteur (qui en redemande), et qui racontent la vie, les aventures pitoyables et le destin de ceux dont la journée est conditionnée par la dose qu’ils trouveront ou pas. Par l’argent qu’ils trouveront, forcément, quitte à vendre tout l’électro-ménager de l’appartement familial…
Et par le plaisir des origines qu’ils essaient désespérément de retrouver au traver de toutes les substances possible, tout en sachant que plus jamais ce ne sera comme la première fois.
Et que ce sera, peut-être, la dernière.
Alors, des histoires de minables ? Sauf que Doronine a beau faire, le lecteur attentif sent bien qu’il y a, là derrière, un amour des mots et de la littérature qui finit par prendre le dessus et par donner au texte une tout autre dimension.
De Gogol à Dostoïevski en passant par Tourgueniev, ils sont là, tapis, même si l’auteur, à grands renforts d’invectives (« quant au Pétersbourg de Dostoïevski, mes couilles, oui.« ) entend bien nous en dissuader.
Il y a aussi chez cet homme-là un joueur de mots sans pareil (« … il fallait (…) faire un trajet long comme un jour sans poudre. »), un observateur sans illusion et sans pitié (ce personnage qui, après avoir revendu le fer à repasser familial pour s’offrir sa dose du jour, observe :
« Personnellement, en m’injectant le fer à repasser, et en voguant vers le rivage suivant, je comprenais que le problème de l’absence de blé n’était pas résolu, et, par conséquent, il faudrait à nouveau vendre le superflu pour acquérir ce qui était nécessaire. Cette variante du business tel qu’on l’entend en Russie n’était pas si négative »).
Un fin connaisseur des comportements addictifs, auto-dérision et haine de soi comprises :
« Et les souffrances physiques ne sont rien en comparaison du fardeau énorme à l’idée qu’on est un putain de raté. On n’aura jamais de voiture, parce qu’on s’est débrouillé pour shooter jusqu’au chat de son pote. »
Bref, Andreï Doronine aura beau faire et beau dire, son éditeur russe aura beau affirmer dans sa préface que « Doronine n’est pas accepté dans les cercles étroits des littérateurs actuels », il n’en reste pas moins que ce livre-là se lit avec une excitation rare, de celles qui surviennent quand on a la quasi-certitude que, sous nos yeux, sur la page, se passe quelque chose qu’on a du mal à identifier, mais qu’on n’a jamais vu avant.
Un talent sauvage, indomptable, un sens pas ordinaire du rythme et de la chute, et une peinture au couteau et au « dripping » d’une Russie inconnue, désenchantée, sans espoir, là-bas, à 3000 petits kilomètres d’ici.
Andreï Doronine, Transsiberian Back to Black, traduit du russe par Thierry Marignac, La Manufacture de Livres, (collection Zapoï).