« Fail We May / Sail We Must. »
(« L’échec est possible / Mais la traversée est un devoir. »)
[dropcap]À[/dropcap]certains égards, l’impressionnant parcours du DJ et producteur anglais Andrew Weatherall, qui nous a brutalement quittés ce 17 février 2020, mériterait bien plus qu’un simple hommage circonstanciel, tant sa personnalité attachante, sa curiosité sans limites et son éclectisme passionné en ont fait une figure centrale de la musique moderne du dernier demi-siècle, qu’elle soit électronique ou non.
Souvent crédité comme étant l’inventeur du concept d’indie-dance à l’aube des années 90, Weatherall fut surtout celui qui lui conféra ses plus belles lettres de noblesse. Mais bien au-delà de ce courant fondateur mais éphémère de la musique britannique des dernières décennies, l’œuvre généreuse et protéiforme qu’il laisse derrière lui dépasse de très loin ce cadre quelque peu étriqué et réducteur.
Cet artiste véritablement transversal, aussi incroyablement décomplexé que témoignant d’une humilité confondante, se sentait autant à l’aise dans les bars branchés d’Ibiza que dans les salles de concert rock les plus marginales, et dressera des ponts aussi vertigineux que pertinents entre les ambiances techno les plus martiales et les basses chaloupées du dub le plus psychotrope, pour ne citer qu’une connexion parmi des multitudes d’autres initiées par ce pionnier hardi et volontaire.

C’est à la charnière cruciale entre les années 80 et 90 qu’Andrew Weatherall fera ses premières armes en tant que remixeur affûté et inspiré, insufflant à l’emblématique Hallelujah des sulfureux Happy Mondays de Manchester une dimension house matinée de chœurs grégoriens évocateurs, ou sortant les écossais Primal Scream de leur ornière lumineuse mais passéiste de formation pop à guitares, en les propulsant sur le dancefloor via l’ampleur dévastatrice du désormais célébrissime Loaded, y intégrant un extrait sonore du mythique film Easy Rider tout en accentuant, à grand renforts de vocaux gospel et de guitares massives, la référence appuyée au Sympathy For The Devil des Rolling Stones déjà présente dans la version originelle du groupe.
Ainsi, derrière les apparences trompeuses de relectures radicales, l’art transcendant de Weatherall consistait essentiellement à faire ressortir des titres originaux les éléments les plus suggérés voire inconscients, pour mieux les faire exploser au grand jour.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »16″ bg_color= »#d32347″ txt_color= »#ffffff »]Andrew Weatherall reviendra sur cet épisode qui le propulsa sur le devant de la scène musicale britannique, expliquant avoir alors eu le sentiment de s’être retrouvé au centre d’un cyclone, tout en estimant avec humilité n’avoir fait que mettre de l’ordre dans les idées des membres de Primal Scream, la réussite de cet album leur revenant à 100%.[/mks_pullquote]
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]t si la réussite stupéfiante de ses méthodes de travail illuminera encore le monumental Soon des gloires shoegaze My Bloody Valentine ou l’évidence mélodique du Only Love Can Break Your Heart de Neil Young repris par le trio Saint Etienne, c’est à mon sens un autre remix, nettement moins reconnu mais réalisé à la même époque, qui exprime le mieux toute la palette stylistique du Weatherall des débuts.
En plongeant le brûlant Abandon, blues rock teigneux signé par le combo américano-irlandais That Petrol Emotion, lui aussi précurseur en matière de rapprochements entre rock et dance, dans un marécage de guitares en fusion, transpercées par une rythmique hip-hop sinueuse et sublimées par l’astucieux sample du Conquering Lion emprunté au chanteur reggae Yabby You, le producteur en devenir touchait là la quintessence de sa démarche d’alors, parvenant à rassembler les caractéristiques typiques de genres a priori inconciliables pour révéler une forme unique d’espéranto musical : la griffe Weatherall, en quelque sorte.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans la foulée de ces remixes éclatants, pour la plupart réalisés en tandem avec l’ingénieur du son Hugo Nicolson, Andrew Weatherall poussera plus loin encore ses expérimentations avec ses potes de Primal Scream, qui lui confieront les rênes d’une grande partie de leur iconique troisième album Screamadelica : publié en septembre 1991, ce disque kaléidoscopique, aussi triomphal que fondateur, allait faire du groupe l’une des formations les plus importantes de cette époque bouillonnante, tout en annonçant avec une prescience enflammée toute la vague électronique qui allait submerger le Royaume-Uni au cours des années suivantes.
Des décennies plus tard, Andrew Weatherall reviendra sur cet épisode qui le propulsa sur le devant de la scène musicale britannique, expliquant avoir alors eu le sentiment de s’être retrouvé au centre d’un cyclone, tout en estimant avec humilité n’avoir fait que mettre de l’ordre dans les idées des membres de Primal Scream, la réussite de cet album leur revenant à 100%.
Alors qu’il aurait pu s’astreindre à une recette efficace confinant à la formule facile, c’est peut-être cette même humilité qui poussera alors Weatherall à se mettre en retrait d’une scène musicale qui allait bientôt succomber aux charmes fédérateurs de la brit pop, exacerbant une fierté nationale en probable contradiction avec les valeurs de partage et d’ouverture défendues avec flegme mais conviction par le bonhomme.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C’[/mks_dropcap]est ainsi que se montera le trio Sabres Of Paradise avec les ingénieurs du son Jagz Kooner et Gary Burns, qui distillera pendant quelques années une techno expérimentale, tour à tour contemplative et enlevée, plantant avec le rêveur Smokebelch II un tube ambient inoxydable, ou avec l’incontournable Haunted Dancehall de 1994 un classique absolu du genre, entre noirceur post-punk et dub hypnotique.
Il ne fait nul doute que ce dernier disque donnera des idées à bien des producteurs à venir, souvent affiliés au courant énergique que l’on nommera alors big beat, du Richard Fearless de Death In Vegas au Norman Cook de Fatboy Slim en passant par les futures stars The Chemical Brothers, sans qu’aucun d’eux n’atteigne tout à fait la prodigieuse alchimie stylistique qui anime la flamme d’Andrew Weatherall, capable de produire des brûlots sombres et puissants tels le lourd et increvable Tow Truck comme des fulgurances aussi colorées que le flamboyant Wilmot qui, en France, fera les belles heures de la programmation mondialiste de Radio Nova.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ar il faut bien comprendre une chose avec cette personnalité définitivement à part, aussi unique dans son attitude qu’universelle par son influence, comme l’atteste de manière bouleversante l’avalanche d’hommages de la part de ses pairs depuis quelques jours : Andrew Weatherall a toujours mis un point d’honneur à rester un amateur, fuyant poliment mais fermement toutes les opportunités qui auraient pu le détourner de sa vision fragile et précieuse, contrairement à tant de ses camarades dont la soif de succès diluera cruellement toute pertinence créative dans un professionnalisme stérile (coucou Paul Oakenfold).
[mks_pullquote align= »right » width= »250″ size= »16″ bg_color= »#d32347″ txt_color= »#ffffff »]DJ iconoclaste et défricheur, il aura permis à toute une génération (voire plusieurs) d’activistes des platines de sortir d’une pure fonctionnalité de machines à faire danser pour acquérir un statut de passeurs artistiques à part entière, associant curiosité généreuse et partage érudit.[/mks_pullquote]
Au sein d’une discographie pléthorique en forme de dédale mélomane, l’évolution du duo Two Lone Swordsmen, monté avec son complice Keith Tenniswood en 1996, est peut-être l’élément le plus révélateur de la soif inextinguible d’Andrew Weatherall : passant d’une électronique aussi difficile d’accès que passionnément exaltée à un rock sournoisement arty, à la fois sourdement remuant et ouvertement tendu, le tandem aura fait preuve d’une cohérence de fond totalement immersive tout en empruntant des formes musicales disparates voire contradictoires.
Le meilleur exemple de cette dichotomie abrupte mais fiévreuse, entre électricité rugueuse et sensibilité électronique, restera donc le manifeste From The Double Gone Chapel de 2004, dont le titre éloquent faisait bien figure de dualité programmatique annoncée.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ifficile de recenser avec exhaustivité l’intégralité des projets, labels ou événements lancés par Andrew Weatherall au fil d’un parcours qui s’étale sur plus de trois décennies.
[mks_pullquote align= »left » width= »300″ size= »16″ bg_color= »#d32347″ txt_color= »#ffffff »]Le nerf de sa passion communicative réside dans le fait d’avoir toujours nié l’existence de ces barrières arbitraires, estimant que toutes les variantes stylistiques de la musique ne constituent qu’un seul et même ensemble, dont la richesse protéiforme mérite d’être cultivée et enseignée sur toute la surface du globe.[/mks_pullquote]
Cependant, il faut relever que ces dix dernières années, sa structure Rotters Golf Club vit la parution d’excellents disques publiés sous son propre patronyme, du roboratif et éclectique A Pox On The Pioneers jusqu’au lumineux et habité Convenanza, inspiré par son coup de foudre pour la ville française de Carcassonne, dans laquelle il avait organisé depuis 2013 plusieurs éditions d’un festival du même nom.
Il paraît par ailleurs fondamental d’insister sur la dimension absolument essentielle de son activité exemplaire de DJ iconoclaste et défricheur, qui aura permis à toute une génération (voire plusieurs) d’activistes des platines de sortir d’une pure fonctionnalité de machines à faire danser pour acquérir un statut de passeurs artistiques à part entière, associant curiosité généreuse et partage érudit.
Qu’il livre d’épiques sets d’électro incandescente et subtile comme sur le gargantuesque triple album Masterpiece, concocté en 2012 pour la franchise Ministry Of Sound, ou qu’il retrace, en une heure à peine, toute l’évolution historique du rock’n’roll le plus tranchant et sauvage sur l’indispensable Sci-Fi-Lo-Fi Vol.1 de 2007, c’est toujours la même passion inébranlable qui s’affiche au travers des sillons explorés jusqu’à leur plus substantifique moelle par cet électron libre, qui nous laisse un héritage d’une richesse insondable, sans aucune commune mesure avec l’eventuelle trace de ses contemporains.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]u final, le possible secret d’Andrew Weatherall, en admettant qu’il y en ait véritablement un, n’est pas tant d’avoir rapproché les uns des autres des genres supposés antagonistes, ni de les avoir mélangé entre eux pour obtenir un cocktail hypothétiquement fédérateur : le nerf de sa passion communicative réside plutôt dans le fait d’avoir toujours nié l’existence de ces barrières arbitraires, estimant à juste titre que toutes les variantes stylistiques de la musique en général, dans son caractère le plus global et anthropologique, ne constituent qu’un seul et même ensemble, dont la richesse protéiforme mérite d’être cultivée et enseignée sur toute la surface du globe.
À cet égard, il m’est impossible de trouver de meilleure conclusion au présent hommage que les mots prononcés lundi soir, en direct sur la chaîne anglaise BBC Two, par le DJ mancunien Dave Haslam qui, sans pouvoir réprimer une vive émotion, s’exprimait en ces termes à propos de son ami et confrère brutalement disparu :
« Andrew Weatherall nous a appris à écouter la musique différemment. Et quand on écoute la musique différemment, c’est aussi la vie elle-même que l’on voit sous un autre angle. »
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ANDREW WEATHERALL
(06/04/1963-17/02/2020)
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