« Why is the bedroom so cold?
You’ve turned away on your side
Is my timing that flawed?
Our respect runs so dry
Yet there’s still this appeal
That we’ve kept through our lives. »
(« Pourquoi la chambre est-elle si froide ?
Tu t’es tournée de ton côté
Ai-je manqué de synchronisation ?
Notre respect est si asséché
Mais il y a encore ce désir
Que nous avons gardé tout au long de nos vies. »)
(Joy Division, Love Will Tear Us Apart)
C’est avec deux comparses de son groupe rock eNola que le chanteur Jean-Louis (dit « Jan ») Fiévé lance au début des années 2000 l’aventure Arman Méliès : le batteur Loïc Maurin et le bassiste Antoine Gaillet, qui peaufinera le son de tous ses disques à venir. Le choix de ce nouvel avatar ne devait rien au hasard, le bonhomme se plaçant d’emblée dans la lignée des figures tutélaires que sont le peintre Arman, qui considérait les produits manufacturés comme des prolongements directs de la main (l’âme, hein) humaine, et le cinéaste Georges Méliès, prestidigitateur et pionnier dans la technique du trucage pour le septième art.
Un folk aéré et aérien, tout en subtiles digressions mineures
Le moins que l’on puisse dire, c’est que dès ses premières sorties, un premier maxi en 2003 suivi en 2004 d’un premier long format remarqué, Néons Blancs & Asphaltine, Arman Méliès trouve un équilibre musical fragile et unique évoquant l’artisanat pictural des deux parrains qu’il s’est choisi : sublimant les affres du quotidien par une poésie surréaliste mais aux mots choisis avec une pertinence et une exigence d’orfèvre, son folk aéré et aérien, tout en subtiles digressions mineures, lui vaudra de flatteuses comparaisons avec la dream pop addictive de Blonde Redhead et la langueur incandescente de Gérard Manset.
Arman Méliès enfoncera le clou les années suivantes, creusant son sillon précieux et singulier avec une assurance placide, nous incitant à subir d’ombrageuses Tortures Volontaires en 2006 puis, deux ans plus tard, nous conviant à une partie de roulette (russe) dans un Casino qui rebattait avec brio les émotions humaines, après les avoir soufflées tel un éphémère château de cartes. Avec le temps, sa musique s’est progressivement drapée d’une noirceur à la fois discrète et imposante, tandis que son écriture de plus en plus dense dénichait comme par magie le mariage idéal du plomb (l’insoutenable gravité de l’être) et de la plume (les délices de compositions inventives et entêtantes).
Un tel talent allait vite être repéré par ses pairs, et Méliès se retrouvera invité à collaborer avec les plus dignes représentants d’une certaine chanson française ambitieuse, tels Alain Bashung (pour son splendide Bleu Pétrole) et Hubert-Félix Thiéfaine (pour ses récents Suppléments De Mensonges et Stratégie De l’Inespoir), ou à accompagner à la guitare l’ami Julien Doré, sur disque comme sur scène.
Mélancolie outrageusement sensuelle, désespoir insidieusement érotique
Lorsque le chanteur reviendra à ses propres affaires, avec le bien-nommé IV en 2013, ce sera pour une petite révolution interne : l’album intègre des sonorités synthétiques tout en remisant discrètement la six-cordes, pour un résultat pourtant sidérant de cohérence avec le reste de son parcours. Loin d’établir une distance avec ses chansons, comme certaines critiques ont pu le suggérer à l’époque, ce nouvel écrin sonore aura apporté une épure salutaire à son blues intime, le délestant de figures de style qui auraient pu virer à la formule, pour le ramener à l’essentiel : son chant habité et ses mélodies crève-cœur.
Un peu à la manière d’un Daho, Arman Méliès se sera, en quatre albums, forgé un univers bien spécifique, en évacuant la question du genre de ses déclarations d’amour (à qui est le cul qu’il contemple du haut des six mille pieds de Silvaplana ?) tout en donnant l’impression systématique de vouloir ouvertement séduire l’auditeur lui-même, et lui seul. Comme Dominique A, il aura dans le même temps intégré la saturation des éléments pour mieux les digérer dans son art consommé du verbe éclatant, qui frappe là où ça ronge. Mais surtout, plus encore que ces deux illustres aînés (c’est dire), il sera parvenu, en chemin, à rendre sa mélancolie outrageusement sensuelle et son désespoir insidieusement érotique.
Son album le plus direct, le plus physique, le plus rock
Après avoir ainsi surpris son monde avec une chicane de côté, on se demandait bien à quoi allait pouvoir ressembler le cinquième album, Vertigone, très vite enregistré cet été et qui sort ces jours-ci. Allait-il revenir aux guitares bouillonnantes de ses débuts ou persister dans la voie plus électronique balisée par le dernier disque ? Et bien… ni l’un ni l’autre. En neuf titres, Arman Méliès propose une audacieuse synthèse de ces deux aspects de sa musique, en y ajoutant même un ingrédient a priori incongru mais extrêmement bien amené : un saxophone volatil, tantôt caressant, brutal ou enjôleur, illumine certaines plages du disque.
Cependant, au-delà des éléments qui le composent, la vraie surprise vient cette fois-ci de la teneur globale du propos : Vertigone est, et de loin, l’album le plus direct, le plus physique et le plus rock de son auteur. Les rythmiques sont bien plus soutenues, la frappe du nouveau batteur Antoine Kerninon s’avère encore plus sourde que celle de Loïc Maurin sur les précédentes sorties, les guitares se font rageuses et les synthés, devenus implacables, se tirent la bourre pour descendre eux aussi dans l’arène. Surplombant l’ensemble, le chant d’Arman se fait plus présent, plus incarné, presque vindicatif, hurlant par endroits son spleen à la face du monde : il paraît évident que notre homme s’est certainement bien plus bousillé les cordes vocales lors de cet enregistrement que lors de tous les précédents réunis. Fendre l’armure pour mieux « fendre en deux les cieux », en somme.
Que les fans de la première heure se rassurent : en bon maître de l’artifice, Arman Méliès ne dérive pas de sa matrice intangible, à savoir transcender le piège de la routine (celle qui aura mordu si fort Ian Curtis qu’il en fit le standard absolu de Joy Division) par une ambition amoureuse sans cesse renouvelée. Même lorsqu’il épure à outrance le verbe, comme sur le tubesque Fort Everest (« Vacille-moi ! »), on est saisi par la conviction inébranlable du chanteur, qui retranscrit sa flamme intérieure par de nombreuses formulations pyrotechniques (l’incendie, l’embrasement, la brûlure : tout y passe) tout en manifestant la même dévotion (ardente, bien entendu) à l’égard de l’être aimé.
A travers l’évidence d’arguments aussi puissants que la rigueur évanescente de Tessa (« les ailes c’est pour vibrer »), la prière déchirante de son Olympe (A La Mort) ou « les grands coups de caresses » du dur-amer Mercure (« on s’ennuie mieux / à deux »), Vertigone apporte peut-être la pierre la plus importante à l’édifice jusqu’ici patiemment construit : après l’écriture, la composition, les arrangements et l’audace formelle, il consacre son auteur en tant qu’interprète.
L’épique final Le Volcan, Même, avec son intro et sa conclusion dignes des plages les plus hypnotiques du Disintegration de The Cure, son décompte métronomique obsédant, et ses envies de grands espaces à la Timber Timbre, boucle en apothéose un disque tout entier tourné vers ces objectifs assumés : l’éruption de la joie, le tressaillement orgasmique et la promesse du lendemain qui ne déchante pas. « A demain », donc.
Le Vertigone du titre, c’est bien l’attrait du vide qu’Arman Méliès sublime ici : du haut de ses chefs-d’œuvre passés, il se jette dedans, artistiquement parlant, sans complexe ni garde-fous.
La peur n’évite pas le danger, dit-on. En revanche, apprivoiser la première peut conduire à vaincre le second : dans sa chute magnifique, débarrassé de son carcan littéraire et de son étiquette de brillant créateur de vignettes astrales, Arman Méliès se trouve enfin un corps et voit même des ailes lui pousser dans le dos.
C’est alors, en bout de course, qu’advient ce sursaut salvateur : le vol, quand même.
Vertigone est sorti ce vendredi 23 octobre 2015 en CD et digital via le label AT(h)OME.
Arman Méliès sera en concert le 10 novembre à Saint-Lô (Rendez-Vous Soniques/Salle Beaufils), le 12 novembre à Grenoble (Summum), le 13 novembre à Lyon (L’Amphithéâtre), le 21 novembre à Dijon (Zénith), le 27 novembre 2015 à Clermont-Ferrand (Zénith d’Auvergne) et le 16 février 2016 à Paris (Café De La Danse).
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