[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#339966″]L[/mks_dropcap]ongtemps, je me suis couché de bonne heure… Et puis j’ai dû lire Ascension de Vincent Delecroix. Et mes nuits de sommeil en ont pris un sacré coup. Il faut dire que la principale caractéristique d’Ascension est la hauteur du sommet qu’il nous faut grimper : cette montagne de mots fait 650 pages (dont 500 de trop —mais j’anticipe), et chaque page est un petit Everest.
Plantons le décor, résumons “l’intrigue” : Chaim Rosenzweig, un “écrivain français raté” (ce n’est pas moi qui le dis) est sélectionné pour faire partie d’une mission spatiale. L’équipe de cosmonautes cosmopolites (deux Américains, un Russe, un Mexicain) embarquent avec cet énergumène qui ne cesse de raconter, à qui veut l’entendre, son histoire de famille farfelue. Histoire qui bat au passage le record de la plus longue histoire juive. Alors qu’aux alentours de la page 500, notre délirante équipe atteint enfin la station spatiale internationale, ils découvrent qu’un clandestin s’était glissé dans la navette. Et, tenez-vous bien, celui-ci n’est autre que… accrochez vos ceintures… c’est le clou du spectacle… vous n’en croirez pas vos yeux… Jésus ! Le Christ en personne. Revenu d’entres les ombres pour faire écrire à Vincent Delecroix (l’alias de Chaim Rosenzweig) le Dernier Évangile. Rien de moins.
Un roman qui n’en est pas un
Vous l’aurez compris, ce roman ne s’embarrasse pas de réalisme. Ni même de vraisemblance. En fait, ce roman ne s’embarrasse de pas grand chose. Et surtout pas des genres littéraires. Malheureusement, l’étrange n’est pas forcément génial. Surtout lorsque cette obsession de l’inédit et du jamais-vu l’emporte sur tout le reste.
Patchwork de fable contemporaine, de journal intime, de réflexions philosophiques, de révélations mystiques et de blagues de comptoir, ce roman ne choisit jamais. Le tout est enrobé dans un décor en carton pâte, ponctué de références culturelles sophistiquées et animé par un faux suspense qui ne leurre personne. On pourra apprécier de temps en temps un passage plutôt qu’un autre. Mais difficile dans l’ensemble de s’attacher à cet assemblage bancal.
Le plus troublant, c’est que Vincent Delecroix ne cesse d’anticiper sur les critiques (pour les désamorcer ?) qui pourront lui être adressées. Dans un jeu de fausse mise en abyme au troisième degré dont il a le secret, l’auteur semble faire son auto-critique : “On est à Disneyland ou dans Lagarde et Michard, jamais dans le monde réel” (p.93). Si c’était si simple, on pourrait lui pardonner. Le souci c’est qu’on n’est jamais à Disneyland, ni même dans Lagarde et Michard : on flotte dans un espace fluctuant et flou, où l’auteur nous laisse sans repère…
Ascension en solitaire
Et c’est le principal reproche que j’ai fini par formuler. Après des centaines de pages à me demander ce qui n’allait pas, j’ai eu la révélation : le problème réside tout entier dans la distance que prend l’auteur avec son oeuvre. Delecroix, en bon philosophe de chambre, fait tout tout seul et comme les yeux fermés : les monologues intérieurs, les monologues extérieurs, les digressions, les blagounettes, et jusqu’à insérer ses fameuses critiques de son propre livre. Avec cette désagréable impression qu’il écrit tout ce qui lui passe par la tête. Et qu’il se regarde écrire. Bref, il porte sa croix et s’envoie en l’air… en solitaire.
Et pour convaincre de son talent, il mise tout sur la note technique, multipliant les figures de style : accumulation d’épithètes, oxymores acrobatiques, phrases interminables, parenthèses dans la parenthèses, digression dans la digression, triple point-virgule piqué (à Houellebecq), etc. Vincent Delecroix sait tourner et retourner une phrase en tous sens. Il a le vocabulaire et la culture pour cela. Alors il se fait plaisir, mais oublie sur le bord du chemin un élément essentiel à tout bon livre : son lecteur. Et malgré quelques apostrophes au lecteur qui maintiennent l’illusion, Vincent Delecroix finit par l’oublier en chemin, dans la soute à bagage de sa prose virtuose.
Retard à l’allumage
Je n’aurais pas publié de critique si je n’avais, dans cet inconfort permanent, trouvé quelques raisons de pardonner à Ascension.
A force de tourner autour de ses sujets de prédilection, comme la navette tourne autour de la Terre, Vincent Delecroix finit dans sa chute libre par tomber sur quelques fulgurances. Avec un zeste de mauvais esprit on pourrait rappeler qu’une horloge cassée donne la bonne heure deux fois par jour. Mais ce serait minimiser le travail du philosophe qui parvient, dans les dernières pages (il était temps) à s’élever au-dessus de lui-même. Son bavardage incessant finit miraculeusement par briser « le silence éternel de ces espaces infinis ».
Comme un prof qui, après 4 heures d’une conférence soporifique, trouve à sa dernière tirade les mots justes pour réveiller un auditoire comateux, Vincent Delecroix vous épuise, vous essore, vous lave le cerveau pour finalement vous secouer dans d’ultimes envolées lyriques. Nous sommes brutalement réveillés par des lignes inspirées sur le destin du monde, la solitude de l’Homme, son départ permanent, et les échos qu’elles produisent avec nos actualités tragiques. Il parvient même à faire revivre Franz Rosenzweig et crée l’urgence de relire L’Etoile de la Rédemption. La promesse d’Ascension est donc tenue. Malgré tout.
Au final, on accepte que le romancier Vincent Delecroix ne puisse se départir de ses réflexes de professeur de philo. Cette manie du signifiant, qui s’illustre par exemple dans les accumulations de synonymes, plombe l’écrivain. Mais au dernier moment, dans un retournement dialectique étonnant, c’est bien le philosophe qui sauve le livre du néant.
Une bonne dizaine de relectures et quelques centaines de pages en moins auraient même pu en faire un conte mystico-philosophique agréable.
Ascension de Vincent Delecroix
Paru aux éditions Gallimard, août 2017