[dropcap]L[/dropcap]a série la plus chère de l’histoire de la production télé allemande a vu son troisième volet diffusé sur Canal+, l’occasion pour nous de vous dire pourquoi Babylon Berlin est entrée dans notre panthéon des séries.
Tout d’abord, la période dans laquelle s’inscrit Babylon Berlin est une partie de l’Histoire rarement évoquée, et jamais aussi bien, de l’entre-deux guerres en Allemagne. Cette parenthèse folle pendant laquelle les blessures se pansent avec une recherche de sensations extrêmes, où les combattants sont anciens et trop jeunes pour supporter la terrible guerre qu’ils viennent de traverser, où une partie de la population espère tous les possibles, quand l’autre crève la faim et la misère.
Ce point de vue juste sur ce pays, à cette époque si nostalgique de la grandeur de son ancien statut impérial, éclaire sur ce qui va mener les allemands droit dans les griffes des pires loups, créateurs d’une détresse politique à coup de manipulation, de violence et de chantage.
Ce voyage dans le temps, nous le faisons aux côtés d’un policier fraîchement débarqué à Berlin, Gereon Rath (admirable Volker Bruch) vétéran toxicomane à la culpabilité profonde et ravageuse, qui rejoint tout d’abord la brigade des mœurs à la recherche d’un sulfureux et compromettant film pornographique.
Son personnage ne sourit pas souvent, souffre sûrement en permanence, trimballe encore plus sûrement un Syndrome de Stress Post-Traumatique greffé sur un secret familial que l’on sent immense. Cet homme drogué pour se soigner est une belle métaphore de cette soif populaire de préférer perdre conscience, et ne plus penser à ce qui venait d’arriver, même s’empêcher d’imaginer la suite.
Se jeter à corps perdu dans le présent
Sur sa route s’impose une très jeune femme, Charlotte Ritter (excellente Liv Lisa Fries), que l’on rencontre une première fois dans une boîte de nuit, à l’occasion d’une de ces grandes fêtes où tout est permis, et le sexe un défouloir. Elle emprunte des robes dans les loges, boit aux coupes qui se présentent, rit, se défoule, danse passionnément, n’hésite pas à prendre de l’argent contre une faveur sexuelle. « Lotte » est en pleine explosion d’oubli de soi. Jusqu’au petit jour, où elle doit retrouver le logement familial, deux pièces insalubres dans lesquelles vivent son grand-père, sa mère, un beau-frère ignoble, et toutes ses sœurs. La brutalité de leur existence tranche absolument et un tour d’horizon rapide nous fait comprendre que la famille Ritter ne fait pas exception…
Faisant face à sa condition, elle rêve de changer de vie, de décor, enfin de trouver un travail qui rapporterait suffisamment pour s’enfuir. Cette envie va lui faire prendre tous les risques sans vraiment toujours se rendre compte de la dangerosité de la situation. Tout vaut mieux que la résignation… et même pourquoi pas, profitant d’un instinct acéré et souvent juste, devenir policière ?
Le point commun de ces deux-là est cette capacité de se jeter à corps perdu dans la recherche de la vérité, tout en cultivant très sérieusement leurs propres zones d’ombre. Les voilà donc confrontés à tous les dangers, mafia incluse.
Les intrigues révélatrices
Dans les deux premières saisons, qui suivent le même arc narratif, les intrigues s’imbriquent et révèlent la situation politique de ces années 20 à l’ère de Weimar. Les révolutions orientales ont soulevé des espoirs fous au sein des couches populaires, et les communistes tentent d’ouvrir une brèche dans l’inertie des héritiers des casques à pointe. En illustration, les scènes de manifestations ultra violentes, d’exécutions de comploteurs à la mitrailleuse, des transfuges russes, et un mystérieux train dont le chargement est très convoité.
De son côté, la noblesse militaire et les représentants du souvenir prussien s’organisent pour enfin réussir à casser ce délire républicain et revenir à la gloire impériale. Mais les premiers à profiter de ce chaos sont encore discrets mais actifs depuis le traité de Versailles qui a imposé le remboursement de la guerre aux seuls allemands : le NSDAP alimente les énergies et volontés de changement en assurant le discours facile anti-républicain et les promesses de revanche.
Vengeance, revanche, révolution, sont les plaques tectoniques d’un continent sur le point de s’écrouler économiquement, terreau de la naissance du IIIe Reich.
Une mise en scène de haut vol
Les parcours personnels se déploient dans un décor parfaitement maîtrisé, ultra réaliste, et une mise en scène digne du cinéma. Il faut savoir qu’à la réalisation, trois noms se partagent la tâche : Henk Handloegten, Achim von Borries (déjà partenaires au scénario de Goodbye Lenin en 2003) et Tom Tykwer (Cloud Atlas).
Cette série se décline comme un film, intelligemment nouée en plusieurs niveaux de narration, et surtout une excellente prise de vue, qui impose et fait deviner sans rabâcher ni expliquer.
Gereon se lance dans une quête personnelle et professionnelle, le mélange faisant très moyennement bon ménage. Ses démons le poursuivent, alors qu’il doit faire ses preuves de nouvel arrivant. Le flic est toujours prioritaire, même si, au contact de la mafia, les tentations sont nombreuses.
L’obscurité y est superbement maîtrisée et les couleurs principales hyper cohérentes autour du mordoré, les couleurs changeantes du métal, de la rouille, et de l’or. Dominantes du temps qui passe et de ses effets, même sur les matières les plus solides, et l’or de l’espoir d’une opulence retrouvée.
Les dialogues sont percutants et naturels, plongés tantôt dans l’argot berlinois en compagnie de certains, tantôt dans les accents et jargons marqués des rôles secondaires, donnant à la totalité de l’œuvre un tableau riche et vivant.
Les performances des comédiens principaux et leur alchimie naturelle sont évidemment également l’essence de cette fresque. Mais les rôles secondaires y sont vitaux pour éviter l’enfermement d’un duo dont il est possible de faire vite le tour. Dans les deux premières saisons, le personnage de Bruno (impressionnant Peter Kurth), « équipier » de Rath par obligation, manipulateur et pourri, et pourtant perclus de principes de la vieille garde, est à la fois aux côtés de Gereon dans ce qu’il a de plus honnête, et à la fois son pire frein. Totalement double, c’est lui qui jette Charlotte dans les pattes de Rath, espérant l’avoir de cette manière en permanence à l’œil et trouver son point faible pour le faire définitivement plier.
La jeune Leonie Benesch joue quant à elle le personnage de Greta Overbeck, meilleure amie de Charlotte, mais bien plus naïve et fleur bleue qu’elle. À elle seule, elle concentre toute la fragilité de la condition féminine de l’époque, effrayée par l’indépendance mais en demande d’autonomie, victime encore et encore de la volonté masculine. Elle se laisse entraîner dans une spirale infernale sans s’en rendre compte, ouvrant ses grands yeux clairs et tristes toujours trop tard.
À l’image de la chanson phare de Babylon Berlin, Zu Asche zu Staub (de la cendre à la poussière), sa réalité est en mode compte à rebours. Ce morceau construit comme un décompte est un appel hyper romantique au temps qui passe, à la mort et l’immortalité du sentiment. Et si, sans le savoir, on était sur le point de tout perdre ? Et si, plutôt que d’attendre un miracle, on agissait comme si c’était la dernière fois ?
Cette forme de revendication de liberté mêlée de désillusion, apparaît beaucoup dans la bande son, très étudiée et tout à fait saisissante, créée par Tom Tykwer et son fidèle comparse Johnny Klimek. Elle donne l’occasion d’une sublime scène chorégraphique et pourtant aux allures spontanées, un moment de grand spectacle dans ce club si typiquement « années folles », où le corps et les genres sont chahutés jusqu’aux limites du possible. Une des plus belles scènes de la série.
Un troisième acte et ?
Lors de la troisième saison, composée de 12 épisodes, les auteurs changent leur fusil d’épaule et déplacent un peu le propos, en laissant de côté les parts les plus sombres et torturées de Gereon. Simplifié, tout en étant mis face à l’origine de sa culpabilité. On reprend le chemin des codes noirs, mais cette fois plus proche de la facilité.
Les intrigues politiques sont toujours là, bien sûr, puisqu’on se pose en 1929, au seuil du krach boursier qui a fait sombrer des gouvernements et ruiné des pays entiers, dont l’Allemagne, plongeant le monde dans la Grande Dépression.
Moins de percussion dans la réalisation, beaucoup de scènes explicatives et bavardes, une intrigue policière qui se déroule dans le milieu du cinéma muet un peu grossière (et au bord du ridicule à certains endroits, il faut bien l’avouer)… en fait, plus la tension monte en narration, moins l’effet prend à l’image. La déperdition d’énergie autour du couple de Gereon est désavantageuse, et le changement d’axe de certains personnages incohérent ou un peu trop commode. Ajoutons à ça un pan occulte (pourtant fidèle dans l’esprit de ce qui se faisait sûrement à l’époque) prétexte à engager des scènes malencontreusement factices.
Malgré tout, la marche inexorable de l’Histoire telle qu’on la connaît est toujours aussi justement au rendez-vous, pour notre plus grand plaisir. Et ce troisième volet n’est pas une conclusion, mais un avant-dernier chapitre. Car, en tant qu’adaptation des romans de Volker Kutscher, Babylon Berlin aurait dû, tout comme eux, se conclure en 1938. Mais les auteurs ont déjà annoncé que leur boucle temporelle s’arrête (dans une 4e saison dont le tournage a été forcément retardé pour cause de Covid) en 1933, avant les événements qui transformèrent définitivement le pays, l’arrivée de Hitler à la chancellerie.
Car, pour eux, Babylon Berlin est la représentation de cette ville si particulière à un moment bien particulier : un dernier moment de liberté, de rêves et de possibles.
Babylon Berlin est assurément une des meilleures séries européennes, une pièce spectaculaire.
La saison 3 est visible sur Canal+, Canal+Series et myCanal.