[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]ous le disions en ces lieux il y a quelques semaines, Fire Records s’apprête à rééditer officiellement pour la première fois Hex de Bark Psychosis. Pour en parler, j’aurais pu vous gratifier d’une brève ou, mieux encore, une chronique dans laquelle j’aurais pu dire tout le bien que je pense de ce disque. Pourtant, de chronique il n’y aura point car tout a été dit ailleurs à propos de ce disque extraordinaire.
Par contre, reprendre le parcours de Graham Sutton et ses différents comparses me paraît plus judicieux (et dans mes cordes) pour éclairer une trajectoire à la fois ordinaire et peu commune dans l’histoire de la musique Anglaise, celle de Bark Psychosis.
Né en Angleterre en 1972 et issu d’une famille plutôt modeste dans laquelle la musique est omniprésente (le père est organiste pour les pompes funèbres), le jeune Sutton montre très tôt des prédispositions concernant la chose musicale : à trois ans il développe une fascination/obsession pour L’oiseau De Feu de Stravinski ; plus tard, il s’amuse avec son lecteur cassette à construire/déconstruire certains morceaux ou à détourner l’usage commun de sa platine vinyle (en passant les 45 tours en 33 et soulevant à peine le diamant de façon à ce que le morceau produise des bruits étranges et dure bien plus longtemps que la normale), faisant presque hurler sa mère.
C’est sur les bancs de l’école qu’il rencontre John Ling, avec qui il créera Bark Psychosis.
Vous me direz, chaque groupe se crée par une rencontre et la plupart du temps sur les bancs de l’école lors de l’entrée au lycée ou à la fac. Sauf qu’ici, c’est en 1983, à 11 ans, que les deux collégiens se trouvent des atomes crochus. À tel point qu’en 1986, ils décident de quitter l’école et former Bark Psychosis, Sutton chantant et tenant la guitare, Ling la basse, la partie batterie étant assurée par une boîte à rythme. Il leur faudra par ailleurs attendre deux ans avant d’intégrer un véritable batteur dans leur formation.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]B[/mks_dropcap]ark Psychosis, c’est l’ordinaire qui carbure au peu commun.
Normalement, quand vous avez seize ans et que vous cherchez un batteur, vous piochez dans les connaissances de lycée ou amis proches, voire, si vous n’avez aucune autre solution, la famille. Ici, que nenni. C’est un travailleur communal, de dix ans leur aîné et bossant dans une église, qui va se présenter au poste de batteur.
Avouons-le, le fait que Simnett rejoigne le duo était loin d’être évident : en effet, si Sutton et Ling ne jurent que par le noise (Big Black, Swans) ou le rock US (Sonic Youth, Dinosaur Jr), Simnett, lui, est un batteur accompli, fervent admirateur de jazz et de rock progressif (vouant un culte au Floyd notamment). Mais le gars est également doté d’un discernement et d’un instinct assez exceptionnels, lui dictant de ne pas accepter une proposition plutôt alléchante (rejoindre un groupe quasi pro reprenant le répertoire de Marillion) pour rester avec deux ados, et ce sur la foi d’une simple démo.
À partir de là, les événements vont s’enchaîner assez rapidement : concerts puis signature chez Cheree Records ; au même moment, arrivée de Sue Page au chant, puis départ de celle-ci deux ans plus tard, et nouvelle signature chez 3rd Stone dans la foulée.
Surtout, grâce à l’influence de Simnett, la musique du groupe va évoluer de façon étonnante, passant d’une noise bordélique et pour le moins concise, à une musique beaucoup plus ample et aventureuse. Le duo, tenant initialement la guitare et la basse, va se tourner vers d’autres instruments et commencer à jouer avec les samples, influençant notablement leur façon de composer, et permettant à Sutton de découvrir l’infinie richesse du silence face au bordel.
Ce n’est qu’en 1990, à l’arrivée de Daniel Gish (transfuge de Disco Inferno, autre groupe méconnu mais dont l’influence n’en finit pas de rayonner depuis plus de vingt ans) aux claviers, que Sutton et Ling vont véritablement approfondir leur art du sample (au point que Sutton ne trouvera bientôt plus d’intérêt à pratiquer la guitare) et que le groupe trouvera enfin un équilibre lui permettant d’explorer des contrées laissées en friche par d’autres il y a quelques années (on pensera, au hasard, à Eno, Sylvian ou Talk Talk).
Parce que ce qui fait la spécificité du quatuor, et en même temps son intemporalité, est de ne s’inscrire dans aucun mouvement, de pratiquer l’art constant du décalage. Contextualisons l’ensemble : Bark Psychosis est anglais. Leur premier morceau, Clawhammer, sort en 1988 chez Cheree en flexi, et partage la vedette avec Fury Things et Spacemen 3.
Qu’y entend-t-on ? Un titre quasi punk, court, qui doit beaucoup à la noise américaine. Aux antipodes donc de ce qui se fait en Angleterre cette année-là (les Pet Shop Boys cartonnent, Morrissey entre en convalescence des Smiths et House Of Love est un des premiers beaux succès indie de Creation).
L’année suivante, paraît All Different Things, leur premier 45 tours. Et le moins que l’on puisse dire est qu’il est très différent de Clawhammer : ce dernier est court, sec, nerveux, tandis qu’ All Different Things prend le temps de développer ses ambiances, de nous emmener dans des directions inattendues, flirtant à la fois avec le merveilleux et le terrifiant, l’aérien et l’anxiogène, forgeant ce qui fera l’identité unique de Bark Psychosis.
Au même moment, pendant que le quatuor innove, la scène musicale anglaise fait la fête et gobe toutes sortes de pilules, 808 State cartonne, The Shamen également et Madchester bat son plein. Les Stone Roses sortent leur premier album, les Happy Mondays venaient juste de sortir leur meilleur album l’année précédente (Bummed), New Order s’apprête à donner le premier coup de pelle au mouvement en sortant le grandiose Technique. Le shoegaze quant à lui commence à prendre son essor (My Bloody Valentine a sidéré son monde en sortant le génial Isn’t Anything en 1988, Ride pointe à peine le bout de ses guitares) et la Britpop ne va pas tarder à faire ses débuts fracassants quatre ans plus tard avec l’avènement de Blur, Suede, The Auteurs ou encore Pulp.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 1990, pour leur premier EP, Nothing Feels (regroupant les morceaux Nothing Feels/ I Know et All Different Things/By Blow sorti en 45 tours l’année précédente), le groupe prend une direction différente tout en creusant encore plus sa singularité. Si All Different Things était tendu et inquiétant, Nothing Feels est au contraire bien plus court et part dans une veine plus mélancolique, acoustique voire dream pop, comme si le groupe essayait de faire entrer aux forceps l’ambient dans un format pop.
Il n’empêche que Bark Psychosis se crée un son à nul autre pareil, identifiable dès les premières secondes, mélange d’ambient, de rock, de tension, de beauté, préfigurant les montagnes russes d’un GodSpeed (sauf qu’ici les explosions sont plus impressionnantes car moins conventionnelles : il suffit de jeter une oreille à By Blow, véritable étau musical suffocant et anxiogène au possible).
Au même moment, la même année, Madchester est en mauvais état (le Pills ‘N Thrills And Bellyaches sera l’un des derniers grands albums de ce mouvement. Le dernier étant le Screamadelica de Primal Scream), le shoegaze s’impose avec le triomphe du Nowhere de Ride, le succès critique du premier Pale Saints et l’émergence de groupes comme Slowdive.
Mais, encore une fois, en aucun cas ce que propose Bark Psychosis ne peut véritablement s’inscrire dans un mouvement quelconque. Peut-être en 1992, lors de la sortie du EP Manman, peut-on déceler dans leurs morceaux quelques traces fugaces de shoegaze ou de dance (sur Manman justement), mais Bark Psychosis s’emploie surtout à faire du… Bark Psychosis, affinant son identité au fur et à mesure des EPs, proposant des voies inédites, prenant des risques insensés, inspirant au passage de nombreux groupes (un exemple : sans Nothing Feels, pas de Windy & Carl), et cherchant surtout à se renouveler constamment.
Pour preuve, un mois avant la sortie de Manman, le quatuor va proposer un morceau à la fois novateur et déroutant qui, il faut bien le reconnaître, sera le climax de cette série d’EPs/singles. Avec Scum, les Anglais vont aller jusqu’au bout de leur démarche en sortant un long morceau expérimental improvisé de vingt minutes aux confins de l’ambient, du drone, du jazz, du kraut ou encore du field recording (et dont Tortoise semble s’être beaucoup inspiré pour le morceau Djed ouvrant Millions Now Living Will Never Die). Quand celui-ci paraît en septembre, il fait un peu l’effet d’une bombe car sans équivalent dans l’Angleterre de 1992, grande année pour la musique anglaise : Ride triomphait avec Going Blank Again, PJ Harvey lançait un avis de sécheresse qui allait ébranler toute l’Albion, et Aphex Twin sidérait son monde avec le premier volume des ses Ambient Works.
Au-delà de ça, 1993 allait se révéler bien plus prolifique. Le groupe semble alors à l’apogée de sa créativité musicale, profitant des conditions d’enregistrement particulières pour créer un morceau à la fois totalement libre, hypnotique, très aérien et à la limite de la claustrophobie (Don’t tell us that we’re all free/ You can’t escape what you can’t see chante Sutton) et de la parano (It’s all around you/It’s all about you).
Pour expliquer cette réussite, il faut savoir que quand le duo recrute Simnett en 1988, celui-ci bosse à la rénovation de l’église St John sur Stratford Broadway, et en fera le lieu privilégié du groupe pour composer. C’est en effet dans la crypte de cette église que Bark Psychosis va, pendant sept ans, répéter et enregistrer chacune de ses chansons. Dans une semi-obscurité (la seule lumière présente sera celle des lampadaires des couloirs et de leurs amplis), dans cet espace confiné, que va être élaboré l’indispensable Hex.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l faudra un peu moins d’un an et demi (entre novembre 1992 et février 1994) entre l’élaboration et la sortie du disque. Un peu plus d’une année pendant laquelle le quatuor utilise l’acoustique particulière de l’église St John, recrute de nombreux musiciens additionnels (Lee Harris en tant qu’ingé-son, Del Crabtree à la trompette) pour mettre en application leurs idées (mélanger le dub à l’ambient, le rock au jazz, exploser tous les formats de la chanson, créer une instabilité douce et j’en passe) et enregistrer Hex. Un an où le groupe va s’étioler au fur et à mesure de l’enregistrement, où l’intransigeance de Sutton va mener ses membres au bord du gouffre.
Financier d’abord : parce que toutes les sommes allouées pour le disque vont l’être pour… le disque, 3rd Stone ne voulant pas mettre plus d’argent sur le tapis. De ce fait, il ne restera rien aux membres du groupe pour se loger – ce sera le van de Simnett qui servira de logement de fortune – ou se nourrir.
Et gouffre humain ensuite : à l’origine Bark Psychosis était fantasmé comme une démocratie où chacun apportait ses idées. Pas de bol, très vite il s’avère que les idées viendront quasiment toutes de Sutton qui s’imposera leader malgré lui. Et c’est bien là que le bât blesse : Gish ne trouvera jamais vraiment sa place au sein de la formation et la quittera en décembre 1993, en bons termes. Suivi de près par l’ami de toujours, Ling qui, en guise de départ, une fois le disque finalisé, aura ce commentaire amer envers Sutton : « c’est ton disque », lui renvoyant dans la face ce que s’étaient promis les deux ados en 1986.
Ce qui fait que le 14 février 1994, quand Hex paraît, Bark Psychosis ne se résume plus qu’à Simnett et Sutton. Et pour tout dire, dans l’esprit de Sutton, le groupe n’existe plus vraiment. Il y a bien un EP (Blue) qui paraît dans la foulée en mai, mais celui-ci va surtout permettre à Sutton de montrer son intérêt pour l’électro et la dance, et servir d’exutoire quant à la situation du groupe (Everyone hates, everyone lies/Everyone hurts, everyone cries ou encore plus loin : Tonight I’m gonna sleep, walk out of you).
Bref, Bark Psychosis est exsangue et il ne manque plus qu’une petite fissure pour que le groupe vole en éclats.
Cette fissure arrivera en avril, quand le groupe sera invité par un festival électro à Moscou et pendant lequel Sutton, passionné par la drum’n’bass, demande à Simnett non plus de jouer ou créer mais de reproduire manuellement la rythmique caractéristique de ce mouvement. Celui-ci finira par jeter l’éponge et abandonner le navire, laissant toute latitude à Sutton pour se consacrer à sa passion : la programmation et le bidouillage informatique.
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