À un mois d’intervalle paraissent le premier roman de Bertrand Belin, Requin et le nouveau livre de Dominique A, Regarder l’océan, à croire qu’ils se sont passés le mot. Ces deux garçons représentent – parmi d’autres – ce que la chanson française d’aujourd’hui a de meilleur, le premier plus discrètement que le second. Les deux livres abordant, à leur manière, les grandes étapes de la vie, il me semblait pertinent de plonger tête la première dans ces récits aussi proches qu’éloignés l’un de l’autre.
Dominique Ané n’en est pas à son coup d’essai, son précédent livre, Y revenir, était une belle réussite, empruntant au célèbre livre de Didier Éribon, Retour à Reims, le thème du diagnostic sociologique du lieu qui a bercé notre enfance, Provins en l’occurrence pour Dominique Ané. Un livre court, bien fait, plus romanesque et personnel que théorique, essentiel pour son auteur qui avait semble-t-il quelques comptes à régler avec cette ville et son histoire, et qui permettait aux aficionados du chanteur de comprendre certaines de ses chansons, notamment Rue des Marais et Les terres brunes. Il y avait de l’urgence, de la colère, et une trempe qu’on ne soupçonnait pas spécialement chez ce chanteur en apparence bien calme. Regarder l’océan, moins franchement autobiographique, relate dans de très courtes séquences les étapes importantes de la construction d’un jeune homme vers le chanteur qu’il deviendra. Disons-le tout de suite, un livre mou qui sonne un peu creux et dont on ne retiendra pas grand chose, sinon peut-être la partie relatant les premières amours et la découverte de la sexualité dans une botte de paille. Dominique Ané écrit bien, là n’est pas la question, mais il semble se perdre dans ses souvenirs et ne pas savoir transmettre la saveur qu’ils lui évoquent, sa madeleine paraît se noyer sous les yeux du lecteur qui peine à en extraire le goût originel.
En matière de noyade, Bertrand Belin s’y connaît rudement bien. Requin relate les derniers instants du narrateur qui, pris d’une crampe à la jambe droite, se noie dans le contre-réservoir de Grosbois, un lac artificiel non loin de Dijon. Acceptant très vite sa condition d’homme en train de se noyer, face à l’indifférence de sa femme et de son fils qui, sur le rivage, ne le regardent pas, qui en train de bouquiner, qui de jouer au ballon, le narrateur en profitera pour faire défiler sa vie devant ses yeux et ceux du lecteur. Sa première lubie sera de se demander pourquoi meurt-il bêtement maintenant alors qu’il aurait pu mourir en pêchant du lait dans le port de Dieppe quand il était gamin, une mort qui aurait eu bien plus de panache. « En d’autres termes, n’ayant pas notoirement réussi mon entrée, voilà que je me trouve sur le point de bâcler ma sortie. » Peu lui chaut de mourir, il veut le faire dignement, que ça soit rapide et peu douloureux. Pour la rapidité, c’est loupé, il n’en finit pas de se noyer et de se refaire mentalement les étapes de la journée qui l’ont conduit à se baigner dans ce lac plutôt que de vaquer à d’autres occupations. Construit en cercles concentriques allant de la noyade actuelle à celle, loupée et sublimée, dans le port de Dieppe, le roman décrit les grands moments de la vie de ce narrateur dont la principale passion est la géologie, l’étude des minéraux, corps inertes qui couleraient à pic dans un lac, sans tenter de se débattre, mais qui mettraient des milliards d’années à disparaître. Les grands thèmes au centre des réminiscences du narrateur sont, peu ou prou, les mêmes que ceux abordés par Dominique Ané, souvenirs d’enfance, amours, éveil de la passion, impuissance face à la mort. Bertrand Belin aborde cette dernière avec une légèreté éblouissante, une certaine nonchalance («Bien que j’ai toujours su que mourir arrivait aux gens, je n’ai jamais cessé d’entretenir le secret espoir de me voir exempter de cette corvée populaire») et il n’est pas rare de jubiler, de frétiller d’excitation, à la lecture de ces lignes – chose qu’a complètement loupée Éric Chevillard dans son dernier roman, Juste Ciel, paru le même mois que Requin, qui décrivait ce qu’il se passe après la mort. Chevillard passait complètement à côté de son sujet et peinait à maintenir son lecteur éveillé, chose rare chez cet auteur.
Pour qui a vu Bertrand Belin en concert, l’un des principaux intérêts de ses shows est son habitude de raconter des histoires entre ses chansons, avec un art de la digression extraordinaire, le spectateur se demandant sans cesse si le conteur va retomber sur ses pattes, chose qu’il fait la plupart du temps habilement, mais pas systématiquement. Belin a l’image d’un grand timide qui puise dans sa grotte d’Ali Baba personnelle des tas de souvenirs qu’il ne sait dans quel sens assembler pour leur donner un sens. À l’opposé de Dominique Ané qui semble vouloir bien organiser sa pensée, de façon chronologique, l’anarchie ultra maîtrisée de Belin est bien plus passionnante. Un art qu’il parvient à exercer à merveille tout le long de Requin, sans jamais perdre pied.
Bertrand Belin, Requin, P.O.L., 2015.
Dominique Ané, Regarder l’océan, Stock / La Forêt, 2015.
Merci Barz !
Bertrand avait pourtant prévenu « Ne plonge pas ! »…
https://www.youtube.com/watch?v=aj9CGhaWp60
Et puis…
https://www.youtube.com/watch?v=OzsAIp8QLfU
https://www.youtube.com/watch?v=m0vr2XcGZ8M