Pour n’importe quel artiste, quel que soit son domaine d’expression, il n’y a rien de pire que l’indifférence. Et à ce compte-là, on peut dire que Benjamin Biolay est un sacré veinard : de ses fans les plus fidèles à ses détracteurs les plus acharnés, cela fait maintenant deux bonnes décennies que ce musicien controversé déchaîne les passions, souvent pour des motifs davantage liés à sa personnalité oblique qu’à son travail en lui-même.
En effet, dès le début de sa carrière, cet électron libre issu de la classe ouvrière lyonnaise se traînera une image tenace et erronée de dandy germanopratin hautain, alors que son nom se verra durablement associé à la vague de la nouvelle chanson française, un statut renforcé par le succès fracassant du tandem qu’il formera au début des années 2000 avec la chanteuse Keren Ann, cheville ouvrière du retour en grâce de l’illustre Henri Salvador à la faveur du triomphe de l’album Chambre Avec Vue.
En son nom seul, Benjamin Biolay parviendra par la suite à maintenir une attention médiatique soutenue sur son oeuvre personnelle, avec les accueils positifs successivement rencontrés par l’émouvante pop aux relents jazzy de son premier album Rose Kennedy et les enluminures folk de son successeur Négatif, qui proposera un angle plus douloureusement introspectif sur son auteur.
C’est à cette époque que le musicien se retrouvera piégé dans une cruelle spirale, faisant les choux gras de la presse people à l’occasion de son union avec l’actrice Chiara Mastroianni, puis subissant de plein fouet l’accueil moqueur voire glacial réservé à Home, disque enregistré en duo avec cette dernière dans une logique aussi confondante de naïveté que profondément sincère. S’il peut paraître indigne de revenir aujourd’hui sur cette phase délicate de son histoire, il faut bien comprendre que ce baptême du feu, qui avait tout d’un bizutage blafard, conditionnera fortement la suite du parcours de Benjamin Biolay, sur les plans artistiques comme médiatiques.
Rendant désormais coup pour coup dans les colonnes des magazines comme sur des plateaux de télévision où l’on ne semble plus l’inviter que pour ça, le chanteur se taillera une réputation peu enviable de grande gueule atrabilaire, dégommant la concurrence jusqu’à s’en prendre à des figures supposées intouchables, tel le susnommé Henri Salvador, qu’il jugeait alors coupable d’une ingratitude injustifiée à son égard.
Dans le même mouvement, ses disques témoigneront de l’assombrissement conséquent de son humeur, de la noirceur existentielle nimbant de rage renfrognée le difficile À L’Origine, à la mélancolie sourde taillant un diadème de bijoux pop aussi viscéralement tendus que tristement résignés sur l’exceptionnel Trash Yéyé, véritable précipité musical d’une descente aux enfers annoncée.
Hymne manifeste du fameux « aquoibonisme » cher à un certain Serge Gainsbourg, son propre refrain « Qu’est-ce que ça peut foutre / Qu’est-ce que ça peut faire » paraissait alors parfaitement décrire l’impasse pathétique menaçant la carrière de ce musicien pourtant si prometteur, dont la timidité contrariée, muée en colère épidermique, semblait avoir mené la démarche artistique à un point de non retour.
Paradoxalement, le brutal renvoi de sa maison de disques d’alors convertira toutes les frustrations accumulées du bonhomme en une vigoureuse montée de sève créative, qui se retranscrira de la plus impériale des manières fin 2009 sur le majestueux double album La Superbe, qui réussira l’exploit de remettre Benjamin Biolay en selle sur les plans critiques comme commerciaux.
Ainsi, en vingt-deux chansons aériennes, balayant un spectre sonore phénoménal alternant confessions boisées et fulgurances rock, passant par de nombreuses variations stylistiques, entre arrangements de cordes capiteux et efficaces rythmiques ouvragées, ce magnum opus salvateur s’écoulera à plus de deux cent mille exemplaires et vaudra début 2010 à son auteur une prestigieuse Victoire de la Musique en tant qu’Artiste Interprète Masculin de l’année. Belle façon pour lui de clore le chapitre d’une première décennie d’activité mouvementée, avant d’entamer la suivante sous de meilleurs auspices.
Malgré ce succès inespéré qui aurait pu inciter Benjamin Biolay à rentrer dans un rang bien sage et lui offrir un rond de serviette à la table des chanteurs fétiches du public hexagonal, cette irréductible tête brûlée renversera de nouveau la tendance en 2012 avec l’incandescent Vengeance, invitant sur plus de la moitié de l’album de nombreux invités venus d’horizons divers, de la star Vanessa Paradis à la jeune chanteuse australienne en vogue Julia Stone, en passant par les rappeurs Orelsan et Oxmo Puccino ou même un transfuge des sulfureux Libertines en la personne du britannique Carl Barât.
Prolongeant l’éclectisme de sa matrice musicale jusqu’à l’incohérence forcenée, le musicien poussera plus avant encore son art dans ses derniers retranchements stylistiques : passé un hommage surprenant et faussement innocent à la figure tutélaire de Charles Trenet, l’insaisissable Biolay publiera en 2015 puis 2017 les deux volumes d’un fascinant diptyque fortement inspiré par l’Argentine, sous la forme des albums Palermo Hollywood et Volver, qui verront se télescoper sa science infuse d’une production savamment élaborée à la spontanéité chaleureuse des musiques latino-américaines.
Cette vibrante déclaration d’amour géographique, aussi gargantuesque qu’intense, livrera autant de standards taillés pour les pistes de danse (du flegme charmeur de Miss Miss à l’érotisme ravageur qui traverse ¡Encore Encore!) que de curiosités inspirées, notamment au travers de l’étonnant Hypertranquille, qui fera entrer par la grande porte les sonorités du cloud rap dans les codes de la pop française, avec quelques belles longueurs d’avance sur la récente réinvention de Sébastien Tellier en super-héros domestiqué.
Au delà de ces audaces formelles et alors que ce créateur insulaire aura mis un point d’honneur à conserver durant tant d’années une autonomie quasi-autarcique, s’arrogeant autant la mainmise sur les arrangements et la production que sur l’écriture et la composition, il semble encore lui manquer quelque chose d’indicible pour pouvoir pleinement convaincre et mettre tout le monde d’accord sur la pertinence de sa démarche.
C’est dans un contexte national extrêmement particulier que paraît aujourd’hui Grand Prix, neuvième album en son nom seul et nouvelle occasion de définitivement exploser le plafond de verre qui semble toujours séparer Benjamin Biolay d’une accession si méritée au respect indiscutable dont tant de ses pairs, souvent moins regardants, bénéficient sans histoires. Le récent confinement, qui a permis à nombre d’entre nous de reconsidérer, parfois dans une certaine douleur, ce qu’il y a de plus précieux dans nos vies privées comme dans notre vision du monde, jette une lumière nouvelle sur son approche simultanément intimiste et écorchée, alors que l’on a souvent reproché au chanteur ses thématiques régulièrement auto-centrées.
Vu sous cet angle, il n’est pas étonnant que le single Comment Est Ta Peine ? ait pu rencontrer un si beau succès ces dernières semaines, tant ce premier extrait de l’album, dévoilé fin avril dernier, semble synthétiser à la perfection l’ambiance claire-obscure dans laquelle nous avons toutes et tous été plongé(e)s : partagé entre la force évocatrice de son sanglot synthétique et la grâce libératrice d’un piano house galvanisant, cet hymne à la résilience se pare d’une mélancolie aussi fédératrice qu’incisive, transformant en miroir collectif ce qui, dans d’autres circonstances, serait peut-être resté la simple (bien que magnifique) manifestation d’un questionnement purement individuel.
Du reste, sur ce titre comme sur la suite du disque, il ne saurait être question d’opportunisme, tant la précision chirurgicale de la charge millimétrée ici à l’oeuvre exclut toute possibilité d’une conception bâclée dans l’urgence. Placé sous le signe déroutant mais intriguant de l’univers riche en adrénaline des circuits de course automobile, Grand Prix creuse, sur toute sa longueur et comme ses prédécesseurs, les errements sentimentaux de son auteur, qu’ils soient motivés par la douleur d’une rupture, la crainte de la mort ou la simple et insoutenable légèreté de l’être.
Autant de sujets déjà bien balisés qui pourraient paraître d’une banalité affligeante mais qui, scandés par la voix spectaculairement rocailleuse de Benjamin Biolay, touchent par la simplicité tranchante de mots qui semblent avoir été volontairement expurgés de toute afféterie poétique. À titre d’exemple, il est particulièrement difficile de ne pas se reconnaître dans la sentence fatidique lâchée au détour de Visage Pâle, touchante chronique d’un amour transi, menée par une guitare languide : « L’homme n’est qu’une espèce / qui après trois sutures / reste au bout de la laisse. »
Mais bien au-delà de son champ lexical, cet album au son charnu et généreux impressionne surtout par une musicalité aussi souple que massive, simultanément directe et ouvragée : entouré par le claviériste et programmateur Johan Dalgaard, le batteur Philippe Entressangle et le multi-instrumentiste Pierre Jaconelli, fidèle complice de longue date et coréalisateur du disque, Benjamin Biolay parvient à sublimer la diversité déjà à l’oeuvre sur ses précédents efforts en semblant les fondre dans un seul et même moule, tout en approfondissant encore d’un cran sa quête d’un éclectisme pertinent et collégial.
Qu’il se pose en objet sexuel doublé d’une figure christique sur la verve électrisante d’un Idéogrammes aux forts accents rockabilly (« Ceci est mon corps / Mon cœur vous ne l’aurez pas »), croise la morgue de Daniel Darc à l’énergie extatique de MGMT sur Comme Une Voiture Volée (« T’es la balle qui m’a fait tomber ») ou mette en scène ses propres funérailles pour une chanson-titre dévoilant une syncope ouvertement funky sur des mots d’une crudité sans appel (« Je ne crèverai pas tout seul / Bite à l’air et la bouteille à la main »), Biolay tisse ici un univers irrésistiblement accrocheur, où la gravité du propos se double d’une volonté palpable de faire bouger les hanches, sur le dancefloor ou ailleurs.
Néanmoins, le chanteur ne se contente pas de garder le pied au plancher, baissant sensiblement sa garde à trois reprises, pour délivrer quelques merveilles dont il a le secret : si la progression insistante de Ma Route esquisse l’autoportrait touchant d’un bourlingueur invétéré, dans un abattage évoquant la malice du Renaud des débuts (« Hier c’est le printemps / Demain c’est le tombeau »), le poignant La Roue Tourne dessine une suite logique à la bouleversante déclaration d’amour paternel qui illuminait Ton Héritage il y a plus de dix ans déjà (« En ne suivant pas les règles on est baisé d’avance / En les suivant toutes on a aucune chance »). Quant à Vendredi 12, sa facture plus classique ne peut masquer le fait qu’en matière de chroniques distendues des amours contrariées, Benjamin Biolay est devenu un véritable expert.
On se demande à l’arrivée si ce Grand Prix généreux et jouissif ne constituerait pas au final le pendant solaire et extraverti du lunaire mais efficace Trash Yéyé d’il y a treize ans : même souci du détail qui fait mouche, même soin apporté aux rythmiques enlevées et entraînantes, et même volonté affichée de faire danser malgré les yeux rougis par le chagrin. À ce titre, la charge véloce qui anime Où Est Passée La Tendresse ? renvoie à l’énergie fulgurante des tubes les plus félins de Phoenix, tandis que Souviens-Toi L’Été Dernier, qui scelle d’émouvantes retrouvailles avec Keren Ann sur un groove ouaté et contagieux, pourrait bien fournir un tube estival des plus addictifs, avant que l’album ne s’achève sur la rêverie nostalgique qui nimbe Interlagos (Saudade), en forme d’émouvant bilan mesurant le nombre comme la valeur des années passées.
Mais le véritable sommet de l’album réside en son cœur, sous la forme d’un titre à la puissance ravageuse et hautement référencée : si par le passé Benjamin Biolay avait déjà brillamment mis en exergue son appréciation passionnée d’une certaine pop anglaise moderne, simultanément sensible et remuante, notamment sur la charge chromée de Prenons Le Large ou la basse follement expressive de Marlène Déconne, rien ne nous avait franchement préparés à la claque assénée par le monumental Papillon Noir, dont l’introduction sidérante semble bien être la digne héritière de celle du Regret des légendaires New Order, plaquant ses guitares saillantes sur un motif synthétique hypnotique et obsédant. Magnifié par les chœurs suggestifs de la comédienne Anaïs Demoustier, cette évocation prenante d’un spleen personnifié, venu hanter les divagations nocturnes du narrateur, comme pour le sommer de céder à ses addictions diverses (« Je suis ton seul alibi / ta libido provisoire »), constitue un véritable hymne à l’hédonisme le plus fièrement dévastateur.
L’allégorie de la mythologie contemporaine liée aux coureurs automobiles s’avère extrêmement pertinente une fois que l’on a dévalé, à fond la caisse, les cinquante-cinq minutes de cet album fougueux et brûlant comme une vie consumée par les deux bouts.
Si Benjamin Biolay dédie ce disque au Brésilien Ayrton Senna, ainsi qu’aux Français Anthoine Hubert et Jules Bianchi, trois pilotes tragiquement décédés en ayant tout sacrifié à leurs rêves, c’est moins par volonté maladroite de tracer un parallèle entre son statut personnel d’artiste et le leur, que pour se donner l’occasion de mesurer la valeur d’une existence tournée vers une passion si dévorante qu’elle hypothèque cruellement tout le reste, quelle que soit son importance. En ce sens, Grand Prix est de toute évidence l’album définitif d’un irréductible romantique, tiraillé entre l’angoisse de sa propre finitude et la quête, perpétuellement battue en brèche mais viscéralement nécessaire, d’un absolu utopique et insaisissable.
Au final, il importe peu que ce disque trouve encore son lot de détracteurs, ou que Benjamin Biolay continue à diviser autant qu’à séduire : il commence à devenir évident que ce musicien chevronné et profondément habité n’est jamais meilleur que face à l’adversité, qui semble lui fournir un carburant à la fois volatil et inépuisable.
Peu importe que l’on continue de le comparer, même le plus défavorablement possible, à d’illustres aînés devenus, à leur corps parfois défendant, des modèles indépassables inhibant toute velléité de création originale : alors que les temps que nous traversons semblent se durcir inéluctablement, faisant fi des chapelles élitistes comme du courant dominant, Benjamin Biolay semble pour sa part, aujourd’hui plus encore qu’hier, combler de sa présence transversale, entre large exposition et artisanat volontaire, un vide d’une profondeur abyssale.
En dépit de toutes les controverses stériles, c’est précisément ce qui rend cet artiste absolument essentiel.
Grand Prix – Benjamin Biolay
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 26 juin 2020 via Polydor, division du label Universal.
Un immense merci à Nina Veyrier pour Polydor.
Image bandeau : Droits Réservés.