Octobre 1994. Le monde découvre, derrière une thématique empruntée à Isaac Hayes, le chant suave de Beth Gibbons. Le premier album de Portishead devient une référence en pleine époque bénie où la fragilité vocale d’une fille de Bristol pouvait se mélanger aux crissements hip-hop, le tout au cœur d’une alchimie nourrie par la combustion des genres.
Dummy aura été la révélation, la suite sera une concrétisation jusqu’à cette trop longue attente mais pour un résultat d’impressionnante tenue. Third, sorti en 2008, renvoie la concurrence à des années lumières de cette galaxie.
Portishead est devenu un mythe avec seulement trois albums studio et une extraction live officielle. Côté production, les fans peuvent donc regretter un manque cruel de matière mais la discographie bien que réduite à sa portion congrue peut tout de même afficher son lot de justes critiques dithyrambiques.
L’exemplarité en question peut bien évidemment comptabiliser le projet en marge de l’anglaise en compagnie de Paul Webb alias Rustin Man. Nous étions en 2002 et Out of Seasons affirmait la sensibilité de son interprète féminine, désencombrée ici des reliures « trip-hop ». Juste retour logique des choses puisque le parcours de notre interprète aura été amorcé en 1990 sur l’ouverture de l’album Herd Of Instinct du projet Orang formé justement par le bassiste inspiré de Talk Talk et son homologue batteur Lee Harris (ce dernier étant d’ailleurs au casting du long format objet de la présente chronique).
Pour dresser un tableau complet, j’aurais presque envie de passer sous silence l’errance de la chanteuse après s’être attaquée à la trop périlleuse symphonie n°3 d’Henryk Górecki… et pour ce coup dans le rétro, j’ai failli oublier ce duo épatant avec le rappeur Kendrick Lamar.
Voici donc pour le curriculum vitæ de Beth Gibbons avant l’annonce en juin 2013 d’un futur album solo.
Il aura fallu donc une décennie pour que Lives Outgrown ne soit dévoilé. Beth Gibbons nous revient de manière sobre avec dix titres finement pesés. Nous y décelons bien entendu cette identité émotionnelle au service d’une partition sans rature. Le disque est indéniablement touchant et notre autrice s’attache à une certaine pudeur malgré le développement de sujets ô combien personnels ! Le résultat a été forgé à la suite d’une longue période de réflexion, une phase traversée de changements multiples et d’adieux à des situations révolues (parfois même les plus intérieures). Le recueil ici présenté n’est finalement qu’une métaphore d’une crise au mitan de la vie, là où les troubles peuvent être si tenaces qu’ils parviennent à faire vaciller nos certitudes. Existentialisme mis en exergue donc, mais sans s’affranchir d’un reflet artistique remarquable.
De ces vies dépassées s’extirpe la sensation d’un effacement à venir. Nous ne sommes pas loin des arrangements de Mark Hollis, dépourvus de superflu, magnifiés par les quelques touches d’une orchestration noble, tout en retenue. À ce titre, le socle acoustique de Floating On a Moment concrétise l’idée soutenue par une boucle entêtante au service d’un refrain paré d’une petite amertume en bouche… outre ce perpétuel grain chagriné qui vous remue.
Les battements en arrière-plan mettent en valeur une trame ultrasensible. Beth Gibbons chuchote et l’auditeur tend l’oreille pour y appréhender les merveilles. La gravité des cordes est aussi intense qu’inquiétante. Cependant, à bien des égards, l’humeur morne qui globalement se détache de l’ensemble est paradoxalement un ravissement qui rassure. La production servie par James Ford combine les textures qui se dégagent du diamant glissant sur les rides du vinyle.
Lost Changes pourrait se définir alors comme une âme gorgée de ressentis puissants. Le temps qui passe, la mort… éternelles sources d’inspiration alimentant le spleen magnifique.
Au détour des séquences, on pourra se délecter à l’écoute de Rewind, piste offrant des allures épicées que ne renierait pas Dead Can Dance : la marque soutenue d’une noirceur étouffée. Dans la même veine, Beth Gibbons nous plonge dans les abimes de volutes orientales aux poignantes mélancolies (For Sale – Beyond The Sun) avant d’achever son cheminement avec une dernière respiration plus apaisée, signe de sérénité retrouvée (ou de fatalisme latent ?) à travers l’effusion bucolique de Whispering Love, une pointe de délicatesse toujours en guise d’offrande de belle allure.
Lives Outgrown est donc un album empli de nuances, de beautés palpables, de moments forts qui vous secouent, par jeu de miroir, dans la compréhension de nos propres destins au déclin inéluctable. Un chef d’œuvre intime.
Crédit photo : Netti Habel
Beth Gibbons · Lives Outgrown